PRESS-BOOK 1894 (suite)

Publié le par LAURENCE NOYER

Jules Lermina : La France, 12 novembre 1894 « Poil de Carotte » « Après avoir rappelé la grande hardiesse et l’œuvre juste de Jules Vallès, M. Jules Renard la reprend aujourd’hui avec une âpreté plus intense encore peut-être. »

Lucien Descaves : Le Journal, 22 novembre 1894 « Poil de Carotte » « Je craignais que Poil de Carotte, en grandissant, en prenant de l’étoffe, n’eut perdu la verdeur et l’acidité qui nous le signalèrent au berceau des Sourires Pincés. Inquiétudes gratuites. Aux chapitres primitifs s’ajoutent de nouvelles pages qui égalent les anciennes. C’est une boite de dragées d’aloès, conseillées aux cerveaux relâchés par l’abus des romans habituels. »

Lucien Muhlfeld : La Revue Blanche, 15 décembre 1894 « Poil de Carotte » « Voici un an qu’on n’a rien dit ici de Jules Renard. On n’a pas assez, non plus, employé cette année à en parler ailleurs. Il ne faut pas donner à M. Renard la mauvaise posture du génie méconnu. Le ridicule serait deux fois injustifié. M. Renard n’est pas tout à fait un génie, il n’est pas tout à fait méconnu. Mais avec un mérite supérieur, il demeure quasiment ignoré. L’Écornifleur, ce petit bijou qu’on traduira en thèmes allemands dans vingt ans au lycée, comme on fait aujourd’hui Colomba, l’Écornifleur n’a pas percé. Nous sommes quelques douzaines à admirer vivement M. Renard, mais nous omettons de le clamer, parce que sa renommée nous semble nécessaire même sans nous. C’est un tort. D’où cet insuffisant succès ? Ce n’est pas que M. Renard ait l’allure hautaine et indifférente à la gloire. Aussi bien cette coquetterie la forcerait peut-être. C’est le hasard. Au Figaro, au Journal, à l’Écho, à l’Éclair, aux rares feuilles de littérature on n’a pas pris l’habitude de le nommer, voilà tout. Que ne suis-je un de ces chroniqueurs ouïs du public, dont les sourires imposent la vente : M. François Coppée, M. Camille Mauclair, M. Jules Simon ! Je ferais des heureux, puisque je ferais des lecteurs de Renard ! Après tout, ceux qu’il réjouit ne saisissent peut-être pas tout son mérite, et se jugent tôt quittes avec lui. Un soir, dans un couloir de théâtre, j’entendais M. Maurice Lefèvre. Il s’entretenait avec M. Georges Bourdon. Et sans doute venaient-ils d’entendre tous deux une bourde lâchée par un sot expansif. « Quel chef-d’œuvre, disait M. Bourdon, l’on écrirait, à répéter seulement ce qu’on entend dans la rue, au théâtre, partout. » « On l’a fait, répliquait M. Lefèvre. Lisez l’Ecornifleur. C’est peu de chose, mais c’est charmant. L’auteur évidemment a reproduit des conversations entendues. Eh bien ! rien n’est plus amusant. » Vous voyez que les lecteurs de la finesse de M. Maurice Lefèvre s’y peuvent tromper, et prendre pour du reportage anecdotique et facétieux, le labeur original, patient et ému de M. Jules Renard. Il y a trop longtemps qu’on le classe parmi les faintaisistes. Je l’ai fait moi-même. C’est décidèment un tort, plus apparent aujourd’hui qu’autrefois, - aujourd’hui que la verve des chamoireux est émoussée, et qu’au contraire Renard nous arrive avec un livre, qui est son huitième et qui est exquis : Poil de Carotte. On s’apitoie sur l’enfance abandonnée et coupable. M. Renard nous apprend à plaindre plus justement l’enfance innocente et tourmentée. Poil de Carotte est le troisième enfant de la famille Lepic, celui qu’on n’aime pas. On nous conte ses petits malheurs, et une tristesse en sort d’autant plus vive que Poil de Carotte est plus philosophe, d’une résignation précoce qui désole. Le mal n’est pas d’avoir les oreilles tirées, c’est, tout jeune, de n’apprendre pas l’art d’espérer qui est tout l’art de vivre. M. Renard précise les petits états d’âme de ce gosse par une foule d’aventures ingénieuses et naturelles qui sont les chapitres du volume ; prenez en un, lisez-le de près, cherchez à enlever une phrase, à changer un mot : c’est impossible. Le relief voulu disparaitrait, ou au contraire s’accuserait, brutal. C’est la perfection de Voltaire. »

Léon Daudet : la Nouvelle Revue, 15 décembre 1894 « Poil de Carotte » « J'ai déjà maintes fois entretenu les lecteurs de la Nouvelle Revue du talent si particulier, si nettement original de Jules Renard. L'auteur de Sourires pincés, de l'Ecornifleur, du Vigneron dans sa vigne, est un de nos premiers stylistes. Il écrit une langue dépouillée, nerveuse, alerte, sans néologismes ni métaphores; chaque mot a sa valeur et chaque phrase son rythme, et, comme il fait parler des êtres déterminés et que le frémissement de la vie le préoccupe, il sait donner un tour caractéristique et savoureux aux mouvements les plus ordinaires de ses personnages. Nous avons en Jules Renard un ironiste en quelque sorte involontaire, le monde se présente à lui sous un aspect ni baroque, ni funambulesque, mais dévié dans le sens d'un comique d'observation, d'un comique froid et véridique, et cette inclinaison suscite partout, dans les choses et chez les gens, des petites crevasses, des rides, des plissements, des sourires où sont apparentes les plus subtiles figures du foncier égoïsme humain. Afin que cet égoïsme soit plus clairement visible, plus solidement tangible, cet analyste des travers bourgeois se fait lyrique à son heure. Il sait gonfler les vanités, enfler le désir ou la sottise jusqu'au point où la bulle crève, ne laissant qu'un vestige moqueur. Ceci forme la cadence de son talent et la charpente des tableautins avec lesquels il compose son grand tableau et dont chacun est un petit ensemble. Ce nouveau livre, Poil-de-Carotte, définit et fixe un caractère qui restera sûrement dans la littérature comme un joyau de sagacité. Poil-de-Carotte est un enfant ni bon, ni mauvais, prêt aux défauts comme aux qualités, suivant la culture et la température, que des parents insupportables blessent et maltraitent moralement chaque jour, chaque heure, chaque minute. Nous voyons la sensibilité du petit bonhomme se dessécher, se recroqueviller peu à peu. La voix aigre de sa mère passe en lui, la veulerie de son père l'accable, les tiraillements intéressés de son frère et de sa sœur disloquent en lui la bonté. Il devient cruel, pervers dans la profondeur, dans ces régions de l'âme qui n'agissent pas, mais stagnent. Rien, d'ailleurs, ne le violente et personne ne le brutalise; mais chaque circonstance est l'occasion d'une piqûre à son amour- propre, d'une bourrade à son illusion. Ainsi se fait peu à peu sous nos yeux l'embryologie d'un égoïste et nous avons, sur un court espace, un résumé des misères humaines, car les cris et les saccades causent moins sûrement la mort sentimentale qu'une lente infiltration de déboires. Les parents de Poil-de-Carotte, ce monsieur et cette madame Lepic, qui sont pour moi des emblèmes, sont arrivés à créer un monstre. Ce travail fut inconscient et tenace, mais il est définitif. Car Poil-de-Carotte joint, dans son étroite personne, la vérité physiologique à la vérité sociale. Les atteintes agressives de sa famille s'accumulent en lui et corrodent son cœur avec retard. A mesure que son intelligence se forme, sa faculté de s'émouvoir se déforme. Chaque flèche lancée vers lui devient une pointe qu'il aiguise avec une conscience que la douleur grandit. Tandis que la plupart des héros sont modifiés par des voyages et des contacts aventureux, cet homuncule est travaillé, ciselé, en quelque sorte sous la lampe, près du foyer, par le canif ébréché de la sottise et dans ses rêves, sur son petit lit d'enfant, se dressent, chaque nuit plus terrifiants, les grimaçants fantômes de rancune et de sournoiserie. Dehors, afin de prouver qu'il se fiche de tout, Poil-de-Carotte siffle. Et la vue de Mme Lepic, qui le suivait, lui coupe le sifflet. Et c'est douloureux comme si elle lui cassait, entre les dents, un petit sifflet d'un sou. Toutefois, il faut convenir que dès qu'il a le hoquet, rien qu'en surgissant, elle le lui fait passer. Il faut lire et dans la suite ces merveilleux récits qui s'appellent les Poules, la Taupe, la luzerne, le Train, l'Aveugle, Brutus, les Poux, la Première bécasse, etc. On se rendra compte alors seulement, et beaucoup mieux que par des considérations vagues, de la conscience artistique de Jules Renard, de son habileté à sarcler les mauvaises herbes du discours, de sa finesse implacable et logique. Il traite la nature par traits légers et précis, à la japonaise. Arbres, animaux et maisons ne servent, d'ailleurs, que de repères et de jalons à ces histoires morales, si édifiantes qu'on devrait, à l'occasion du jour de l'an, les donner en prix aux parents. L'auteur de Poil de Carotte excelle à retourner la tapisserie mêlée des sentiments et des actes. Il nous montre la trame, le passage des fils, tout ce qui se cache et qui s'use et il n'insiste jamais que sur le nécessaire. Il a la tradition soucieuse et méticuleuse de Flaubert, le même attrait pour l'hyperbole dans la sottise que le créateur de Bouvard et Pécuchet. Mais son procédé est tout différent. Il arrête l'émotion tout court et presque cruellement. La petite promenade où Poil-de-Carotte déclare à son père qu'il n'aime point sa mère est typique à cet égard. C'est l'explosion rapide et sèche d'une série de forces patiemment groupées. Les remarques qui précèdent démontrent suffisamment que le comique de Poil-de-Carotte réside surtout dans l'expression, dans la recherche de détails drolatiques et cocasses. Le sujet en lui-même est grave. Tout être n'a-t-il pas d'ailleurs deux visages, l'un superficiel et l'autre profond, dont l'accord est infiniment rare? Le premier, tourné au dehors, de relation et très mobile, ne s'impressionne que de ce qui passe et traverse l'âme vivement. Mais le second, de forme intérieure, solitaire et où tout est ride, ajoute sans jamais détruire et concentre en lui les images vitales. C'est ce que nous appelons le caractère. A ce deuxième visage, l'amour et la foi donnent la sérénité, la douleur prête une grimace qui, suivant le sens des plis d'angoisse, tantôt s'appelle Blaise Pascal et tantôt Méphistophélès, Je ne compare nullement le petit Poil- de-Carotte à ces deux personnages. Je veux dire seulement que des apparences d'historiettes et une gaieté feinte ne doivent point tromper le lecteur. Pour quiconque se préoccupe d'étudier l'écrivain derrière l'œuvre, Jules Renard est une des personnalités les plus énigmatiques. Et les plus
curieuses qui soient. La clarté des anecdotes types dont compose son sujet ajoute encore à l'ambiguïté des conclusions. C'est une chose impressionnante qu'une lucide et régulière avenue de réflexions dans laquelle on s'engage peu à peu et dont on ne trouve pas le bo
ut ni
l'issue. C'est ce que j'exprimerai assez mal en disant que ce Poil-de-Carotte fait rêver. »

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