BLUM

Publié le par LAURENCE NOYER

Léon Blum : Le Mercure de France, juillet 1895 « M. Jules Renard » « Si j’étais tout à fait sincère, je dirais que je n’ai pas de sympathie pour M. Renard : il m’humilie ; je sens en lui des perfections qui m’offensent. Mais il n’y aura point de débat sur le rang qu’il faut lui assigner dans les lettres : il est du petit nombre des écrivains qui défendent encore du déshonneur la prose française. Nous aimons ses livres ; nous les lisons ; nous en parlons. Mais il est décidément trop difficile de faire partager au public des opinions un peu raisonnables. M. Renard a publié récemment son septième volume. Qui nous expliquera pourquoi l’Ecornifleur ou Poil de Carotte sont encore des chefs-d’œuvre presque inconnus ? Qui nous dira pourquoi M. Lemaître ou M. Deschamps, analystes exercés, ont laissé fuir d’un œil distrait de si beaux sujets d’article ? Je me souviens encore du plaisir tout neuf que me donna la lecture de l’Ecornifleur dans le supplément illustré de je ne sais quel quotidien : c’était une émotion si nouvelle, une saveur si vierge. La plupart des écrivains ont besoin contre l’ordinaire et le banal, contre cette vulgarité ambiante qui insensiblement nous pénètre, d’une lutte, d’une défense perpétuelle. Mais M. Renard est de sa nature un particulier, un isolé. Il a son angle spécial, bien à lui, d’où il voit les choses ; et pour les exprimer, une forme neuve qu’on n’a encore entendu sonner nulle part. C’est pourquoi, lorsque je lisais l’Ecornifleur, à vingt ans, mon admiration était un peu offensée de s’être laissée surprendre. Mais depuis sont venus Coquecigrues, avec exquis dialogues de Daphnis ; de Lycénion et de Chloé. Et Poil de Carotte achève enfin la figure littéraire de l’homme de ce temps qui aura le mieux dépeint les grandes misères des enfants, et les petites vanités des gens de lettres. De ces trois livres, il me serait malaisé de dire lequel je préfère. Ma tendresse plus vive est d’ordinaire pour le livre qui m’est le plus présent. Tous sont témoins d’une même probité obstinée et patiente ; tous semblent d’une empreinte si personnelle de talent qu’on n’en pourrait distraire cinq lignes dont l’auteur ne se devinât aussitôt. Car c’est la plus belle gloire de M. Renard, et qui le tire du pair, entre quatre ou cinq écrivains, dans la décadence de la prose française : il a une forme à lui, où personne désormais n’a plus le droit de se méprendre. J’ai essayé de la réduire à quelques procédés, ou plutôt à quelques préférences familières ; et je note sans méthode ces résultats imparfaits. Il me semble trouver d’abord, je ne dirai pas l’amour de l’analyse, mais l’amour de la décomposition. Il y a trop de sentiments et d’expressions que nous acceptons tout faits. M. Renard trouve un singulier plaisir d’ironie à les dérouler, à les déplier par des minuties délicates, comme on ouvre un paquet fragile de bien ficelé. Ce n’est pas de l’analyse, qui consisterait à chercher des causes et des éléments. M. Renard se contente de ralentir et de ramener à leurs états originels ces successions trop rapides où nous avons pris la coutume de voir des unités. Il réduit des gestes naturels, mais complexes, à ce qu’on nommerait en gymnastique leurs temps décomposés. Et c’est, je crois, dans cette décomposition des expressions, des mouvements, des sentiments, que réside sa force cachée d’ironie. Remarquez d’ailleurs que par là même M. Renard est conduit à espacer ce qui, dans la réalité, est continu, et si l’on peut dire, à marquer des intervalles qui ne sont pas dans la nature. La même habitude d’esprit le conduit à encore à grossir ce qu’il isole ; et, si nous avons l’impression qu’il voit à travers un microscope, ou plutôt à travers une loupe indéfiniment rapprochée, ce n’est pas parce qu’il exagère, mais parce qu’il distingue. On devine la forme appropriée à un tel procédé de vision, et c’est celle que M. Renard affectionne : des phrases courtes, sans adjectifs, avec tout l’effort du sens porté sur le verbe ; des phrases bien séparées, limitées par des haies solides de points, qui ne se déduisent pas, mais se succèdent avec des pauses inégales. M. Renard est infiniment ménager des adjectifs ; mais en revanche, il fait une dépense effrénée de métaphores. Il est rare qu’il décrive ou qu’il exprime sans métaphores, et on a de la peine à trouver une phrase chez lui qui ne soit pas du tout imagée. Cependant ce luxe inouï d’images échappe au lecteur, et j’en voudrais dire les raisons. C’est d’abord par leur justesse infinie, déconcertante, qui fait que la métaphore nous paraît ainsi plus propre, plus simple, que le mot concret. C’est surtout, si je puis dire, par leur rapidité : il semble que cette distance qui subsiste, malgré tout, entre l’image et l’objet à peindre, se rapproche brusquement et à vue d’œil. C’est un procédé dont M. Renard use en commun avec nos meilleurs lyriques. Je cite au hasard, pour rendre plus nette ma remarque, trois phrases de Poil de Carotte : « les regrets vont venir. Il les attend » - « le merle qui lançait une note au hasard comme un pois cru » - « au bas de la page il improvise une signature. Elle tombe comme une pierre dans l’eau » Ce qui est encore, chez M. Renard, une faculté purement poétique, outre ce don de rapprocher l’image et l’objet, de les appliquer, de les calquer l’un contre l’autre, c’est l’art de mêler plusieurs images, mais sans confusion, et en les pénétrant au contraire de reflets réciproques. Dans cette courte phrase : « les babils remuants comme des souris qui s’occupent à grignoter du silence », je vois la perfection d’un procédé difficile des poètes. Il faut observer d’ailleurs que quelques-uns des morceaux les plus parfaits de M. Renard : La Luzerne, le Toiton, la Tempête des feuilles reposent uniquement sur un prolongement ou un développement d’image, et offrent un modèle achevé de composition poétique. Aussi me suis-je demandé parfois si M. Renard n’était pas avant tout un poète. Je serais bien étonné du moins que son éducation littéraire n’eût pas été complétée par un amour passionné de lyriques, et peut-être même des Parnassiens. Et je hasarderais volontiers qu’il chérit avant tous les autres le Dieu des images, Victor Hugo, - ce qui serait dans sa génération littéraire un trait puissamment original. Si l’on condense ces observations un peu sèches, peut-être y trouvera-t-on un éclaircissement sur ce qui est, à parler juste, la manière de M. Jules Renard. J’emploie ce mot à dessein, et je me souviens d’une conversation déjà ancienne où M. Renard et moi essayions d’’en préciser le sens. L’écrivain qui a une manière, c’est celui qui a acquis la certitude de réussir un certain nombre d’effets, et qui par là même s’est condamné à user d’effets limités et monotones ; car nous avons notre amour-propre et notre paresse, et nous nous lassons vite de chercher sans cesse autre chose, quand avec tels mots, telles combinaisons de syntaxe, nous avons la sécurité d’un résultat heureux et prévu ; mais, si l’on veut y réfléchir, c’est pourtant la plus heureuse fortune qui puisse advenir à un écrivain honnête. La conscience d’avoir une manière est sans doute le seul moyen d’éviter ces déceptions sans fruit, et, comme dit Goethe, ces faux frais inévitables des talents encore dispersés. Le bonheur le plus singulier et le plus fécond dans les lettres, c’est d’être monotone, d’avoir son petit domaine, limité, circonscrit, mais bien à soi, où l’on vive tranquille et sûr. M. Renard a son champ privé, où personne n’osera entrer après lui. Il n’en sort guère, et il a raison, mais il l’a labouré profondément dans tous les sens, et surtout il y est le maitre. D’ailleurs malgré le caractère aujourd’hui définitif de sa forme, M. Renard a su en vêtir sans effort et sans déchet les émotions les plus fines. Ses livres lus séparément laissent un goût presque pareil ; mais reflétés l’un dans l’autre, ils prennent une infinie variété de détail et de nuance. Ils dérivent tous de la même sensibilité insouciante, un peu honteuse, qui rougirait, non seulement de s’exprimer, mais de se laisser saisir trop aisément. Tous agacent les dents le palais de la même irritation acidulée ; tous sont douloureux « comme si l’on vous cassait entre les dents un petit sifflet d’un sou ». Si l’on voulait chercher mieux, on y trouverait une philosophie mesquine et triste ; mais il faudrait, pour cela, lier et fondre ce que M. Renard, par l’instinct le plus profond de sa nature, a toujours séparé, coupé et presque haché à petits coups minutieux ; relisez pourtant, dans Poil de Carotte, Ces Joues Rouges, où je sens une tristesse si fraîche et si douce, et surtout l’admirable dialogue de M. Lepic et de son fils jusqu’au biquignon de la vieille route. Poil de Carotte n’aime pas les plaintes. M. Renard lui a légué sa résignation méprisante et contractée en formules. Poil de Carotte est un héros admirable de sagesse, de minutie et d’orgueil. Le classement un peu rapide de nos critiques a pourtant fait de M. Renard un auteur gai. De toute manière il y avait quelque témérité à classer un écrivain qui s’est montré si dédaigneux des formes usitées, des titres habituels, et même de la hiérarchie des genres. Son unique roman, l’Ecornifleur, ne ressemble guère à un roman ; où rangera-t-on le Vigneron dans sa vigne, Lanterne sourde, et Coquecigrues ? Et les Brunetière de l’avenir hésiteront longtemps, j’imagine avant d’assigner à Poil de Carotte sa rubrique définitive. Personne n’a heurté d’un pied si léger les moules séculaires. Je le demande, en vérité, à M. Brunetière : où devrons- nous en dernier recours placer M. Jules Renard ? Parmi les romanciers, les humoristes, les ironistes, les moralistes ? – Si forcé que puisse sembler le paradoxe, j’ai déjà donné mon avis : il est, à mon sens, un poète, mi-parnassien, mi-lyrique, un poète replié, contracté sur lui-même , laconique, et habitué à n’exprimer, sous la forme la plus imagée, que des moments discontinus de sa pensée. Mais ce qu’on accordera sans peine, c’est qu’il n’est pas du tout un auteur gai. Il tient entre MM. Allais et Auriol une place aussi usurpée que M. Tristan Bernard, par exemple, lequel est au juste un Levine badin, et une sorte de gentleman farmer amateur de sociologie pratique. On trouve pourtant dans ces généralisations toutes faites une commodité si séduisante, que, pour ses admirateurs superficiels, M. Renard est, et restera sans doute, un auteur gai ; nous perdrons notre temps à protester contre l’ironie de cette qualification définitive ; ce sont d’ailleurs deux vertus assez rare, et également enviables, d’être gai et d’être un auteur. Mais M. Renard est davantage, et, pour résumer ces notes trop peu suivies, j’aurais aimé le comparer aux grands artistes contemporains du grès ou du verre, à un Henri Cros ou à un Gallé. Personne plus que lui n’a eu l’amour et la minutie de la matière et, si l’on peut dire, de la pâte du style ; personne n’a apporté dans les petits sujets une vue plus perçante et une main plus habile ; personne n’a mieux uni, jusqu’à en faire des œuvres, des morceaux de style et des aspects de pensée. »

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