PAWLOWSKI

Publié le par LAURENCE NOYER

G de Pawlowski : La Presse, 14 juillet 1899 «Figure de ce temps. II est des hommes dont il est infiniment périlleux de parler car il faudrait, pour le faire convenablement, résoudre tout, d'abord ; car à mes questions qui, par définition même, restent à l'heure actuelle parfaitement, incompréhensibles. Jules Renard est un de ces hommes-là. Dès les premiers pas on hésite à l'aborder, car de suite on se sent en présence de quelque chose d'extrêmement profond qui défie l'analyse, auprès de quoi les complications les plus extrêmes de l'esprit deviennent presque enfantines, je veux dire la simplicité. Or, la simplicité fut de tout temps le synonyme de l'art même, et l’art, par sa nature, reste pour nous une chose d'intuition pure dont nous pressentons seulement l'unité essentielle. C'est qu'il est au fond de nous d'obscures raisons qui survivent aux théories et aux systèmes, qui semblent n'avoir point changé à travers les âges, qui se firent jour avec les premiers penseurs et que les derniers progrès de la science ne feront peut-être que, tout bonnement expliquer. Ce sont ces obscures raisons qui poussent naturellement tout esprit bien construit vers le beau et vers le bien et qui, groupant en lui des sensations souvent inconscientes, le font atteindre à des profondeurs que la science avec ses synthèses artificielles ne connaît encore pas. Or, Jules Renard est, de nos jours, le représentant le plus pur de cette école naturelle que dirige seule l'harmonie intérieure d'une conscience raisonnable et qui, s'opposant à tout ce qui n'est pas intuition pure, ne relève que de la simplicité, de la sincérité de l'instinct naturel de notre esprit. Platon se plaisait à dire que, semblables aux Corybantes qui ne dansent que lorsqu'ils sont hors d'eux-mêmes, ce n'est pas de sang-froid que les poètes lyriques trouvent leurs beaux vers, il faut que l'harmonie et la nature entrent dans leur âme, la transportent et la mettent hors d'elle-même. Cela est peut-être vrai des poètes mais des littérateurs tels que Jules Renard ont quelque chose de plus, ils sont pour eux-mêmes le dieu qui provoque l'inspiration et sait en rester maître. Sans doute, la réunion des sensations et la liaison des idées productrices de l'invention et du génie littéraires donnent des résultats que la raison ne peut prévoir et qui naissent, semble-t-il, spontanément mais encore faut-il pour qu'une œuvre-artistique puisse éclore, que son auteur ait eu le soin d'en préparer les matériaux, de former patiemment en lui-même le très subtil instrument de son esprit. De ce long travail de stoïcien, Jules Renard nous donne un parfait exemple. Il sut tirer un merveilleux parti de son tempérament d'enfant et les angles d'un esprit trop entier, mais faits, semblait-il pour s'accommoder aux tournants de la vie, devinrent tout naturellement chez lui les bases les plus solides d'un talent fortement construit. De là-même, il réussit à découvrir le véritable chemin de la beauté et, d'aventure, cette route, que tous s'imaginaient devoir être somptueuse, n'était qu'un petit sentier rocailleux humblement perdu à travers champs. Eternellement dupe de cette illusion qui fait prendre les moyens pour le but, chacun pensait qu'il devait s'arrêter à de modestes demeures et voici qu'il menait tout droit jusqu'à l'idéal. Jules Renard est, qu'on me permette cette alliance de mots quelque peu étrange, un libérateur homoéopathe. Comme les disciples de Samuel Hahnemann, il semblait penser que la vieille médecine des contraires ne fait que donner de nouvelles infirmités. À leur exemple, il aime à détruire les grandes maladies en provoquant eu nous de petits.malaises analogues qui, peu à peu sans secousse trop violente, d'une façon insensible et sûre, ruinent nos passions absurdes et remettent au point notre jugement, en restant mieux à notre portée, en nous faisant mieux comprendre; comme à des enfants; le ridicule de nos grandes phrases vides et creuses. En cela fait-il comme les humoristes, mais, à l’exemple des homoéopathes, il ne donne le remède qu’à dose infinitésimale, afin d’en rendre l’action toujours plus subtile et plus pénétrante. Cette manière d'observer avec soin les symptômes, de les décrire, de les traiter par d'autres symptômes analogues crées de toutes pièces à leur image, ne suppose pas comme nécessaire la recherche des raisons dont ils découlent, elle ne réclame qu'une scrupuleuse probité dans l'examen de nos sensations, seules formes tangibles des vérités profondes que nous ignorons encore. La lumière de notre petite lanterne sourde peut être plus ou moins forte; cela importe peu, à condition qu'elle éclaire harmonieusement et également toute chose ; la valeur d'un esprit ne se juge qu'à la perfection de ses travaux et, qu'il soit lièvre ou tortue, cela ne modifie en rien le but, dès l'instant qu'il est atteint. Or, Jules Renard possède essentiellement un sûr instinct du vrai et du beau; son esprit est un instrument parfait qui ne l'égare jamais. Vouloir jouer au critique littéraire, dans de pareilles conditions, serait donc parfaitement déplacé. Nul autre que lui-même ne peut être juge des moyens qu'il emploie, car ils ne relèvent que de l'intuition pure de son esprit et n'appartiennent pas au fonds commun des idées du vulgaire. Aussi risque-t-il fort de ne jamais rencontrer sur sa route que des admirations prudemment muettes ou d'inquiétants commentaires dont certains ours maladroits troublent à plaisir la paisible rêverie de cet amateur de jardins. Il me serait particulièrement pénible d'apporter ici un pavé de plus. Et puis, il me semblerait voir quelque pion maladroit faisant à M. Lepic l'éloge de Poil de Carotte. Celui-ci d'abord écoute surpris, inquiet presque, de se voir vanter outre mesure, craignant même qu'il n'en reste plus pour les autres; mais voici que déjà l'on parle d'autre chose, à peine quelques phrases banales sitôt achevées, et de ce qui semblait pour lui devoir être un monde de choses à dire, il ne reste qu'une désillusion de plus. Au moins les gronderies de Mme Lepic laissent-elles intacte sa part d'éloges possibles, qui doit être inépuisable, et Poil de Carotte se prend à préférer encore aux compliments de cet étranger la vie de tous les jours, rude à coup sûr, mais sans déceptions imprévues à redouter et où les surprises ne peuvent plus venir maintenant qu'en bien. Certes, il vaut encore mieux ne rien dire que d'être toujours et forcément incomplet mais ce silence a un danger. Il compromet la vulgarisation d'une œuvre qui devrait être lue jusque dans nos écoles. Avec cette perpétuelle façon d'enterrer les gens en les plaçant trop haut dès qu'on en parle, on les oublie. On finit par croire que Jules Renard est un classique relevant de l'Anthologie ou de la Pléiade; il faut révéler pourtant que jamais il ne fut décoré, que jamais le Théâtre-Français ne s'honora en jouant ses œuvres, que l'Académie oublia toujours de lui offrir la place de plus en plus vide de La Fontaine, mais il faut ajouter aussi qu'il vit de notre temps et ne point nous exposer à ce qu'on écrive dans les histoires futures « L'état d'esprit fut tel à cette époque qu'on en vint à négliger des hommes tels que Jules Renard, Pour moi, je tenais à affirmer ici qu'il existe de nos jours j'en suis sûr, je l'ai vu. Mais; hélas lui-même ne semblait pas s'en douter et encore moins y tenir. N'a-t-il pas dès longtemps trouvé l'immortalité véritable, celle des formes naturelles qui dans la campagne s'émeuvent, se transforment, s'évanouissent ou renaissent au gré et pour le seul plaisir du chasseur d'images qui les aime! »

Publié dans Simplicité

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