VAUXCELLES

Publié le par LAURENCE NOYER

Louis Vauxcelles ; Le Matin, 28 aout 1904 « Au pays des Lettres » « Il y a deux Jules Renard, le Jules Renard d’hiver et le Jules Renard d’été. Le Jules Renard d’hiver est vêtu d’une douillette robe de chambre et tient à la main un porte-plume. Il est situé au deuxième étage d’une maison bourgeoise, rue du Rocher, à Paris, dans un cabinet de travail sobre de fanfreluches, et où je vois, entre autres, un subtil portrait dû au poète Henry Bataille. Quand un ami vient, le matin, vers dix heures, le maître de céans pose son porte-plume ; son visage sérieux et placide, ses yeux aigus d’analyste s’éclairent d’un sourire accueillant ; il parle littérature, journaux, théâtre, d’une voix posée, sans effets, sans phrases. Point d’énervements, un équilibre parfait. Et ses propos sont judicieux ; l’ami part, lesté d’un bon conseil… C’est là, dans ce cabinet paisible, près de sa femme et de ses beaux enfants, que Jules Renard, avec une sûre et sagace lenteur, a écrit ses Sourires pincés, et le Vigneron dans sa vigne, et l’Écornifleur, et Monsieur Vernet, et les Histoires naturelles. Réaliste probe et concis, il décrit l’âme des bêtes, et l’âme, moins souple, des gens. Il voit net et ne déforme pas. Il peint avec l’art méticuleux du miniaturiste. Son « écriture », nullement gênée par le goncourtisme, est d’une pureté classique et s’apparente aux meilleures pages de La Bruyère. C’est là qu’il a conçu Pain de ménage et Plaisir de rompre, chefs-d’œuvre de railleuse sensibilité ; c’est là qu’est né Poil de Carotte, gosse amer, douloureux ironiste de quinze ans. Le Jules Renard d’été est un homme d’action et un politique. Il est maire de son « patelin », Chitry-les-Mines, par Corbigny (Nièvre). Il tient le curé par un bouton de sa soutane et lui prouve qu’il a tort. Il s’arrête dans un champ et enseigne la République au cultivateur. Il lutte contre le presbytère et le château. Sa parole est simple et chaleureuse. Cela ne l’empêche pas de jeter des escargots à ses poules, de sourire de son coq vernissé, de rêver, silencieux, parmi les familles d’arbres, escorté de Pointu, son chien, de jouir des tons fins du ciel et de l’eau, et peut-être bien de pêcher à la ligne… Jules Renard m’a envoyé les notes suivantes, avec l’autorisation de les arranger. Je préfère vous les soumettre telles quelles, nature, de peur de les déranger. Vous goûterez mieux ainsi l’accent de sincérité de cette confession : Les écoles. – Je n’ai jamais su ce que c’était : peu de choses, sans doute, un prétexte à écrire plus tard des chapitres d’histoire littéraire. On ne doit aux écoles que les procédés. Le talent reste individuel, bien que ce dernier mot, je ne sais pourquoi, me fasse mal au cœur. On dit humaniste, naturiste, comme on dit humoriste, ironiste, etc. C’est peut-être la même chose. Ironiste ! Quand on pense que Catulle Mendès lui-même s’y est laissé prendre ! Il a cru que nous voulions faire de l’esprit ! Le fond de l’homme de talent, qu’il soit ironiste ou lyrique, c’est le désespoir morne de n’avoir pas plus de talent. Les derniers venus crient très fort : « vivons ! » C’est un beau cri, mais quelques-uns oublient de dire à quoi… Les influences. – On les subit toutes. Le plus original résiste le mieux. Et puis, ça dépend de l’âge. Je ne crois pas qu’un jeune homme, s’il n’est qu’artiste, commence par Tolstoï. À trente ans, besoin d’agir, de se mêler à son pays. On vote. Voter, c’est une petite action importante. À trente-cinq ans, je n’avais pas voté une fois. Me voilà maire ! Et vexé, parce qu’un réactionnaire est élu conseiller général de mon canton… À cinquante ans, je suppose, j’espère, on est un sage. On ne rêve plus, on agit peu. On médite jusqu’à la mort. Les graves évènements. – Je crois bien que ça retentit ! C’est une stupeur pour moi que certains hommes que j’admire ne soient pas dreyfusards, anticléricaux et pacifistes. Oui, une stupeur. Qu’on se batte à propos d’un adjectif, soit ; mais comment ce peut-il qu’une question de justice nous divise ? Peut-on être antisémite, sauf quand on se brouille avec un ami, et parce que ça soulage de lui crier cette belle injustice : « Sale juif ! » Jamais je n’oublierai le soir qu’on criait dans les rues la condamnation de Zola. La vie n’avait plus aucun goût. La politique. – Mais oui, il faut en faire : pourquoi pas ? La politique repose ; il y a plus de certitudes en politique qu’en art. La caisse des retraites paysannes et ouvrières, voilà une certitude ! Les hommes politiques ont la manie de dire aux poètes, comme s’ils redoutaient leurs candidatures : « Laissez-nous donc ça ; si vous saviez comme c’est malpropre ! » Eh bien ! faisons de la politique propre. Et comme c’est toujours les mêmes qui ont du talent, les poètes auront vite fait de battre les politiciens. Poètes, tous aux urnes ! Écrasons le laid ! Je déteste le modèle libéral, parce que ce genre-là ne me paraît pas beau. L’avenir du socialisme, c’est qu’il fait appel à tout l’idéal. Le renanisme. – Mon père, ayant lu la Vie de Jésus, que je lui avais prêtée, me dit : « Mais enfin, d’après ton monsieur Renan, Jésus-Christ était-il un dieu ou n’était-il pas un dieu ? » Je crois qu’on peut aimer Renan comme les plus grands, et tout de même lui reprocher un peu son renanisme… MM. Paul Desjardins et Melchior de Vogüé. – Je ne connais pas. M. Bourget. – Je ne connais plus. Le nationalisme. – Barrès le dit mort. Et je renonce à dire du mal de Barrès. Ça ne m’amuse plus. Gloire à cet homme qui nous donne de si lumineuses fêtes d’art avec des idées si obscures ! Mais ne pardonnons pas au nationalisme de nous avoir pris Jules Lemaître. Ça, ce fut une brisure douloureuse, une rupture (que Lemaître ne se fâche pas, j’ose le dire) de famille. Le mercantilisme, la pornographie. – Ah ! ma foi, je les excuse. Cette indulgence, d’ailleurs, ne m’est pas naturelle. C’est le fruit de ma raison, et elle m’échappe à chaque instant.Combien de fois n’ai-je pas désiré me vendre, à tout prix ? il y a de la pornographie dans l’Ecornifleur. Ça ne m’a servi à rien. Je ne recommencerai donc plus ; mais l’immoralité des autres ne me gêne pas, à condition qu’elle ne prenne pas des airs de vertu. Les amateurs. – Je vous répète qu’il n’y a que le talent qui compte. Les dames. – Elles en ont beaucoup (de talent) – pas plus que nous. Rachilde est une femme de génie. Je lis de Georgette Leblanc un livre très bien. Je n’ai lu de Mme de Noailles que le Visage émerveillé. Je l’ai lu de mauvaise humeur. Quoi ! Il va falloir encore admirer quelqu’un ! Ça m’aurait ravi que cette dame fût stupide. À la lecture, le livre m’a bien souvent agacé. Que de vertige ! que de volupté ! Ça éprouve tant que ça, une petite religieuse ! De la douleur éclatante, du plaisir qu’on renonce à dire ! L’âme s’élance, le cœur aussi, les poumons aussi ! Ce n’est plus la vie, c’est la vie de la vie, l’amour de l’amour ; le silence crie ; on s’évanouit à chaque odeur, même à celle des petits pois verts. Et tout ce qui pénètre dans la poitrine, jusqu’à des terrasses ! On ne sait plus si ces dames mangent un fruit ou si c’est le fruit qui les mange. Elles meurent de larmes, avec un soupir immense. C’est trop, c’est trop. Il faudra bien se calmer et remettre chaque mot en sa place ; le style, ce n’est pas la femme. J’ai donc boudé jusqu’à la fin du livre. Mais, le livre fermé, je réfléchis…C’est tout de même l’œuvre d’une femme de talent. Ce mot-là me suffit. Faites décorer Mme de Noailles. Elle s’entrera, comme l’Aiglon, sa croix dans le cœur, mais elle l’aura bien méritée. Des faillites. – Je n’en vois point. La mienne, peut-être (voir l’enquête Jules Huret) ; mais, comme il y a l’homme d’une seule femme, il y a l’homme d’un seul livre. Nous comptons trop. Nous ne relisons pas assez. Il suffirait peut-être à tel failli de republier son beau livre tous les deux ans. Des jeunes de talent. – C’en est plein. Et ils vont avec une vitesse ! Je ne peux même plus vous citer Marcel Boulenger, c’est déjà un maître. M. Gaston Deschamps lui a fait trois ou quatre articles. Autrefois on pouvait arriver sans un article de M. Deschamps. Aujourd’hui, c’est impossible, et je trouve qu’on est injuste pour nos critiques. On ne les évite plus. Mais j’aime surtout les jeunes, tout-à-fait jeunes, qui m’écrivent une belle dédicace sur leur première plaquette, et qui viennent causer avec moi, enivrés de littérature, les jeunes qui découvrent Flaubert, et veulent fonder une revue ! S’ils sont de mon pays, comme Henri Bachelier (sic), l’auteur des horizons et coins du Morvan, nous passons des heures charmantes. Votre mot sur Claude Tillier me rappelle que je le connais, moi aussi, d’hier à peine. C’est un compatriote. C’est à Clamecy, mon chef-lieu de canton, qu’on va lui élever une statue. Ce Claude Tillier était un homme. Nous en sommes très fiers. Ça va coûter plus de huit mille francs ! Un électeur me disait l’autre jour : « je ne comprends pas qu’on mette tout cet argent à des pierres. » Que répondre ? Me voilà inquiet pour mon buste.… Je passe toute la saison ici, dans une vieille maison de curé, que j’ai baptisée la Gloriette, et qui est à deux pas de ma commune. J’ai une jolie vue sur la vallée de l’Yonne jusqu’au Morvan, et sur un château qui se défie de moi comme d’une bombe. Un petit tour le matin à la mairie, de la lecture ; peu de travail ; beaucoup de rêvasserie. Vie de famille. Du Poil de Carotte retourné : c’est la logique. D’ailleurs, plus je vais, moins je comprends la vie, mais plus elle m’amuse. Je perds toute ambition littéraire. Mais je garde les nerfs et la sensiblerie de l’homme de lettres écorché : une attitude de paysan me bouleverse comme une critique. Le curé, le noble, et un tiers de mes administrés me détestent. (Mes enfants ne sont pas baptisés !). Je crois que le reste – le meilleur, naturellement – me regarde d’un bon œil. Mais que de piqûres ! Hier j’envoie demander des nouvelles d’un blessé ! On met presque mon délégué à la porte, en l’accusant d’espionnage! Un instant je suis furieux, et puis je me dis : « Tout ça est très bien ». Car tout est très bien, c’est l’homme de lettres qui finit par n’être qu’un pauvre bougre…L’œuvre en train ? Aucune. Aujourd’hui on fait du théâtre pour être de l’Académie ou pour s’acheter une automobile. Et, à distance, l’Académie me fait l’effet d’un boui-boui. Alors, regardons. Par exemple, j’aurai bien regardé ! Au revoir, cher ami. »

Publié dans PRESS BOOK

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