BALLOT
Marcel Ballot : Le Figaro, 7 décembre 1908 « Nos Frères Farouches, Ragotte » « Il y a de tout petits volumes qui sont de très pleins et très grands livres en cette catégorie se pourraient classer la plupart des œuvres de M. Jules Renard, notamment l'humble et admirable Ragotte, qu'avec quelques autres de « nos frères farouches » sa plume vient de
nous évoquer. Regardez-Ie saillir de l'ombre, ce portrait de vieille servante, regardez-le s'accentuer, prendre sous chaque menue touche un plus lumineux relief et enfin rayonner dans son obscurité comme une réaliste figure de Rembrandt. Peut-être vous fera-t-il songer à la pauvre bonne femme du roman de Flaubert en qui des philanthropes de comice agricole se complaisent à couronner « un demi-siècle de servitude », mais, au lieu d'ineptes bienfaiteurs officiels, « le demi-siècle de servitude » a, cette fois, rencontré des maîtres
simplement humains, une ménagère au gentil cœur fraternel, un artiste à la vision juste et précise, capables, celle-ci de sentir, celui-là de dégager la secrète beauté des âmes rudimentaires. Et c'est pourquoi on ne sait quelle pudique émotion contraste ici délicieusement avec cette sécheresse apparente et voulue qui constitue, aux yeux de bien des gens la manière même de M. Jules Renard. Déjà, pourtant, Poil de Carotte nous avait connu la mesure de sa vive sensibilité; mais trop souvent on est porté à-confondre, en littérature, les moyens d'expression avec ce qu'ils expriment et, là encore on avait identifié le vrai tempérament du poète, car ne vous y trompez pas, M. Jules Renard est un poète, à l'impassible ironie de son procédé technique. Ce procédé, vous le connaissez il consiste à juxtaposer, presque sans liens ni transitions, de petits traits soigneusement triés, de courtes notes documentaires, significatives, essentielles qui finissent par former la plus complète et la plus vivante des monographies. Chaque fiche, si j'ose dire, est rédigée en un style concis, sommaire, froidement lucide, en une souple phrase où tient à l'aise un étonnant raccourci de vérité. De ces détails choisis pas un qui ne soit infiniment riche de pittoresque ou de suggestion, pas un, non plus, que le moindre artifice littéraire vienne grossir ou déformer. Si la sagesse et l'esprit mordant et la bonté familière de l'auteur glissent leur mot au cours du dossier, ce n'est même pas en marge, c'est entre les lignes ou encore par l'opportune disposition des alinéas et des « blancs ». Et, sans doute, il y a dans cet art très personnel quelques éléments accessoires que d'autres écrivains ont pu s'assimiler par exemple, en certains livres de MM. Legrand-Chabrier, les précis et savoureux auteurs de Mangwa, vous retrouverez la méthode des notations brèves, les « instantanés » pris sur le vif, les brutalités de vocabulaire qui se présentent si opportunément, qu'elles nous semblent presque ingénues, le sens ( et le don de l'humour, d'un humour francisé, narquois et bien de chez nous. Mais le choix, du détail typique, le tour imprévu de la phrase, la nouveauté singulière de l'image et sa cocasse exactitude, voilà ce qui reste inimitable chez M. Jules Renard, l'ironiste. « Ragotte », nous déclare M. Jules Renard, « est si naturelle que, d'abord, elle a l'air un peu simple. Il faut longtemps la regarder pour la voir » Volontiers, nous «écririons de son biographe « II est si réservé que, d'abord, il a l'air un peu misanthrope. Il faut le bien écouter pour l'entendre. » Exempte de sensiblerie et de cabotinage, acquise surtout à ces humbles que, bêtes ou gens, il a si joliment baptisés « nos frères farouches », sa virile pitié se dérobe, se dissimule, se fait presque aussi invisible que la psychologie de ses héros ou que la contexture de son récit. Elle n'en existe pas moins, comme elles, à l'état latent, elle est le foyer caché des livres de M. Jules Renard, et n'admirer en ce grand artiste qu'on ne sait quel virtuose clownesque et pince-sans-rire, c'est vraiment le méconnaître. Certes, Ragotte nous apparaît souvent risible en sa plaisante rusticité; elle amuse les civilisés que nous sommes quand elle nous raconte le plus éblouissant souvenir de sa nuit nuptiale, à. savoir que son Cher Philippe avait une chemise bien propre mais elle a, en outre, les inconscientes délicatesses des êtres primitifs, leur égale sincérité dans la joie et dans la souffrance, leur directe façon de sentir, leur résignation à la loi de nature, leur verbe mesuré, ignorant du mensonge social, des hyperboles conventionnelles, des décadentes nervosités et, par là, elle devient profondément touchante. Sans se creuser la tête elle appellera son vieux bonhomme de mari « Mon principal », et, pour désigner ce fidèle, cet irremplaçable compagnon de route, une imagination raffinée eût difficilement trouvé mieux. Il est vrai que Ragotte ne manque pas d'ajouter, car le jardinier Philippe a le nez un peu déformé: « A cause de son nez, je le reconnaîtrais entre cent cochons » Mais c'est encore de la tendresse, avec un brin, de jovialité. « Il peut rester au lit quand il est malade; une femme, pas. » Franchement, on ne saurait pratiquer un plus discret féminisme et, socialement, elle poussera presque aussi loin l'oubli d'elle-même. L’avarice de sa sœur, qui « ne donnerait pas l'eau où a cuit l'œuf. », la scandalise quelque peu et elle aurait honte d'entamer pour elle seule son pot de confitures « Il me viendra peut-être de la compagnie » répond-elle à Mme Gloriette, sa fine et souriante maîtresse. Ne dites pas, d'ailleurs, à Ragotte qu'il n'y a point de justice en ce monde et qu'il est temps de remédier à l'inégalité des conditions. Elle a sa philosophie et vous fermerait la bouche d'un argument péremptoire. Gloriette en peut témoigner « Si, par un hasard de naissance », lui avait-elle dit, « vous étiez ce que je suis et j'étais ce que vous êtes ?» Mais déjà Ragotte se récrie : « Moi, madame, à votre place et vous à la mienne? Ce ne serait pas juste! » Aussi bien, elle parle de faire « ce qu'on lui commande » avec «du respect pour qui commande, une joie grave d'être commandée, la certitude de bien obéir », et sa sereine passivité a comme une grandeur de vertu domestique. En matière de dogme, Ragotte, à son insu, professe une extrême tolérance, compliquée de vagues superstitions et, à propos de l'hôte israélite qui est venu passer quelques jours chez ses maîtres, elle résoudra la question juive avec une équité tout évangélique « Si c'est un brave homme, il faut le garder si c'est un mauvais homme, il faut le renvoyer. » Ragotte est mère aussi, mère instinctive, mère peu loquace, mais bonne mère. La mort du petit Joseph, son dernier né, sur un lointain lit d'hôpital, sera le grand chagrin de sa vie ; seulement, cette vraie douleur n'aura rien de théâtral et n'enflera pas la voix. C’est maintenant, son ouvrage fini qu’elle pense à Joseph et ça lui fait mal. Elle y pense trop et ça l'endort. Elle baisse l'a tête plus bas, un peu plus bas, jusqu'à ce qu'elle la relève avec brusquerie comme si elle venait de toucher du front la pierre de son petit. »
Et M. Jules Renard a merveilleusement traduit la peine de cette âme obscurément blessée en ses préférences maternelles. Nous la voyons qui baisse et s'épuise et va s'éteindre, croirait-on, sans trop soupçonner l'origine et la profondeur de son mal. Ragotte se rappelle
bien qu'en cachette elle a versé «assez de larmes pour faire marcher un moulin » le reste, hélas s'estompe, s'embrouille dans sa mémoire vacillante. La pauvre vieille n'est « plus bonne qu'à s’endormir près du feu, les cendres l'attirent » et, pour que la flamme se ravive un instant en elle, il ne faudra pas moins que le gros événement, que la diversion puissante et irrésistible d'une noce. Une digne mère comme Ragotte ne doit-elle pas, en effet, tenir son rang et faire figure au mariage de sa fille ? D'autant plus qu'on n'est pas fâché d'établir cette Lucienne depuis quelques années femme de chambre à Paris et si « dame », si mijaurée, si bien mise que, devant sa photographie, Ragotte, pas du tout frappée, murmurait simplement « Petite malheureuse! » Or, Lucienne épouse un homme du Midi, un chauffeur qui a fait venir ses parents. Malgré la différence des usages et des latitudes, il importe que ces Méridionaux constatent que le Centre ne manque pas de savoir-vivre. Les "scènes où les deux familles prennent laborieusement contact ont ce comique sain des choses vues, point inventées, et l'épisode est poignant qui nous montre Ragotte surprise, immobilisée au milieu de son pas de bourrée par le souvenir du petit Joseph. Que de jolies nuances encore, que de fines … des enfants, ingratitude dont le premier bobo ou le premier chagrin d'amour auront facilement raison, y chantent sous la rudesse bourrue des mots leur triste et éternelle complainte Enfin, avec quelle exquise bonhomie, avec quelle sûreté de main nous sont présentés ces autres frères farouches, l'ivrogne de village, le poitrinaire Bounard, la maraudeuse tribu des Grillot, revenant toujours sur certain coq volé dont on ne lui parlait pas, et l'octogénaire mendiante Honorine qui au plus importun parasitisme allie si drôlement la plus aigre susceptibilité! Tout cela est d'une qualité rare ; mais, justement parce qu'il n'est rien ou presque rien dans le volume qui ne soit moelle et substance, j'en voudrais retrancher quelques-unes de ces « histoires naturelles » ou parfois M. Jules Renard me semble un peu trop se complaire. Nous peindre la couleur luisante et fraîche du lézard vert par cette ligne humoristique « Prenez garde à la peinture», c'est peut-être spirituel; ce le serait davantage encore sans la demi-page blanche qui précède et la demi page blanche qui suit, car. Si lapidaire que soit une telle formule, on est comme gêné de sentir que l'auteur s'en sait si bon gré. De même, un poète s'avise-t-il que « le ver luisant est une goutte de lune, dans l'herbe», voilà une heureuse métaphore qui tôt ou tard trouvera sa place vaut-elle d'être typographiée au centre d'un feuillet vierge et en ce splendide isolement? Il est permis de se le demander, surtout quand on place très haut le talent de M. Jules Renard. Dans « A la manière de » le si brillant recueil de pastiches que signèrent Paul Reboux et Charles Mûller, l'humoriste de Coquecigrues n'avait pas été oublié. Il est assez homme d'esprit pour avoir, cette fois, voulu prendre les devants et se parodier lui-même. Ce que nous regrettons, c'est qu'il sait cru devoir faire au verso d’un petit chef-d'œuvre »