CHAUMEIX

Publié le par LAURENCE NOYER

André Chaumeix : Journal des Débats, 20 décembre 1908 « Nos Frères Farouches, Ragotte » « On lit au-dessous de la vignette qui sert d’ex-libris à un récent ouvrage de M. Jules Renard ces mots élastiques qui sont la fin d’un hexamètre : Sub tegmine fagi. Ne vous hâtez pas de conclure que ce livre est virgilien ni que les champs décrits par l’auteur revêtent ces formes tendres et magnifiques dont s’enchantait l’imagination du poète ancien. Le hêtre traditionnel du berger abrite ici un jeune personnage tout moderne qui n’a point le chapeau d’un pâtre et qui assurément ne s’appelle pas Tityre. Cette image nous avertit que M. Jules Renard est à la fois très antique et très nouveau. J’ajoute que c’est sans le savoir, car il ne s’est pas mis en peine d’être l’un ou l’autre, il n’a rien voulu inventer ; il s’est contenté de regarder longuement des paysans et de les peindre. Les écrivains de votre époque ont manifesté un grand zèle pour la vie paysanne, et ils fourniront un curieux chapitre aux historiens de la littérature française parce que, loin de la légende idyllique et loin du romantisme naturaliste ils ont cherché librement la vérité campagnarde… M. Jules Renard méritera parmi les peintres modernes des paysans une place à part. L’auteur de Poil de Carotte est surtout connu comme humoriste, et il mérite bien quelque chose de cette réputation par une sorte d’ironie triste et par un goût contestable pour des jeux d’esprit comme ces définitions pittoresques d’animaux qu’il nomme « Histoires naturelles ». Mais ses vrais titres sont ailleurs. Ils sont inscrits dans quelques centaines de pages un peu éparses des Bucoliques, de Sourires pincés et de son récent livre de Ragotte. Vous ne trouvez là aucun roman, aucune histoire développée, aucune œuvre de longue haleine. Ce sont de courts tableaux qui se suivent, et non sans lien, de petits poèmes en prose, des descriptions ramassées, de rapides dialogues. Tout cela au premier abord n’est pas sans déranger nos habitudes, et sans déconcerter un peu. On s’y accoutume vite et l’on ne songe pas à faire de reproche à l’auteur. Un seul petit livre est ce que la prospérité retiendra le plus sûrement, pourvu qu’il soit riche de sens. Ce qu’écrit M. Jules Renard est âpre, nerveux, incisifs ; on en goûte la plénitude et le relief. M. Jules Renard donne l’impression d’un homme capable de regarder pendant toute une journée, un paysan qui bêche, et d’écrire ensuite vingt lignes. Mais cet humble tableau recèlera quelque chose de profondément humain ; dès qu’on l’examine il paraît s’étendre dans le lointain, et découvre on ne sait quels horizons. Ce sont de très simples gens que les héros de Nos frères farouches. Philippe est un vieux paysan qui garde la maison et qui jardine. Ragotte sa femme l’aide, lave le linge à la rivière, met de l’ordre au potager. Ils ont trois enfants, une fille Lucienne qui se marie, un fils Paul qui se brouille avec eux, un jeune garçon, le petit Joseph, qui meurt dans un hôpital de Paris. Ils travaillent, ils s’usent, ils vieillissent, ils mourront bientôt… Il n’y a rien d’autre, et c’est assez. Car en toute occasion, on est frappé par la représentation expressive des sentiments et des attitudes. « Ragotte aime Philippe, dit l’auteur, mais comment oser qu’elle l’aime d’amour ? Quel nom faut-il que je donne au sentiment que les tient liés ? Elle l’aime, cela signifie qu’elle le préfère à tous. Elle a perdu sa mère, Philippe lui restait. Elle perd son petit Joseph, Philippe reste. Les autres enfants peuvent mourir, Philippe vivant, elle ne sera pas inconsolable… le drame de sa pauvre vie, c’est la mort du petit Joseph. Nous l’avons vu grandir ce petit Joseph dans les Bucoliques et il a donné à M. Jules Renard le sujet d’une de ses pages les plus colorées et les plus poétiques. Quand il a eu fini d’aller à l’école, il a profité de la grande louée de Lormes pour se louer… On pourrait citer bien d’autres traits… mais c’est assez pour qu’on juge de l’art de M. Jules Renard. Il n’est est pas de plus dépourvu de littérature, et il n’en est pas non plus où le choix des mots, leur place, leur forme, leur son ait plus d’importance. On serait tenté de croire qu’il n’y a aucune invention dans ces traits observés, groupés, et mis en œuvre. Tout le travail de l’auteur est dans leur arrangement. Ce ne sont pas des descriptions ; ce sont des raccourcis, où tout doit être en valeur. L’écrivain ne développe pas ; il concentre. De là quelque chose de tendu, où la grâce est rare, mais qui fait impression. Je disais que M. Jules Renard rappelle un art très antique et c’est en effet, au vieil Hésiode qu’il fait penser. Chez ce poète campagnard, presque aussi ancien qu’Homère, il y a ce même mélange d’exactitude, de rudesse, de bonhomie, d’amertume ; il y a ces courts morceaux ramassés, où la vie anime les moindres détails, ce même art de simplifier, et de choisir, d’assembler des petites choses vraies qui, réunies, se trouvent avoir une signification largement humaine et une sorte de grandeur. Car si M. Jules Renard ne philosophe jamais, toute son œuvre est pénétrée d’une tendresse virile et secrète. Ce qu’elle exprime partout, c’est la dure querelle de l’homme et de la terre, le pénible labeur quotidien, l’usure des corps et des esprits, la fière misère des existences de paysans. Elle ne jette sur ces destinées simples aucun soupçon de bassesse ; elle fait paraître admirables, au contraire, la résignation sans phrase, les choses obscurément généreuses dites en un langage savoureux, la sainteté du travail. Et lorsqu’on ferme le livre, l’émotion dernière qui demeure est celle de quelque chose de sacré comme la douleur. »

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