GENET

Publié le par LAURENCE NOYER

Henri Genet : Pages libres, 12 décembre 1908 « Nos Frères Farouches, Ragotte » « A la liste déjà longue de ses livres parfaits, Jules Renard vient d’ajouter un nouveau chef d’œuvre. Ce nouveau recueil de Bucoliques s’appelle : Nos frères farouches. Ragotte. Vous ne l’avez pas encore lu ? Achetez-le bien vite. Quand vous l’aurez lu, vous le relirez, et je suis sûr que vous le garderez tout près de vous, à portée de votre main, à côté de ces autres livres admirables, L’Écornifleur, Bucoliques, Coquecigrues, La Lanterne sourde, Le Vigneron dans sa vigne, Poil de Carotte, illustré avec beaucoup d’esprit par Poulbot. J’oublie les Histoires naturelles parce que je pense que vous les savez par cœur. On n’analyse pas un livre de Jules Renard. On admire la pénétration de cet observateur patient, scrupuleux, malicieux souvent, ironique de moins en moins, et de plus en plus ému et tendre. Je pense que si chacun de nous s’appliquait toute sa vie au bonheur de deux personnes, nous serions chacun deux fois heureux, c’est-à-dire une fois de trop. » Jules Lemaître a dit de lui : « un ironiste miséricordieux ». C’est très bien vu. Le biographe de Ragotte est l’historien sincère des humbles qui n’ont pas d’histoire. La vieille Ragotte ne sait ni lire ni écrire. À douze ans, elle est domestique. Elle est dure à la souffrance. Elle lave le linge des autres. Elle va chercher la vache au pré. Elle y va doucement, comme si elle priait, mais prier ce serait déjà penser ; elle ne pense à rien. Elle ouvre la barrière et prend la rosette qu’elle a cachée au pied de la haie, ce matin, en amenant la vache. Elle appelle : « Jaunette ! Jaunette ! » Jaunette, qui mangeait, lève sa lourde tête, et c’est étonnant qu’elle ne dise point : - Tiens ! voilà Ragotte.Jaunette ne bouge pas. Qu’est-ce qu’il y a ? Ragotte casse une branche de noisetier garnie de feuilles fraîches et la lui montre de loin. - Faut-il que j’aille te chercher ? Tu ne voudrais peut-être pas ? Mais Jaunette a vu et hésite à peine. Elle s’ébranle et vient toute seule. Elle arrive, le ventre rond, les cuisses écartées sur le pis. Elle apporte le pis pesant à Ragotte qui la soulage, matin et soir, comme par amitié.D’un coup de langue, Jaunette attrape les feuilles de noisetier, et Ragotte lui dit : - Vieille gourmande ! C’est le seul défaut qu’elle lui connaisse, la gourmandise. Elle le lui reproche sans malice, comme une parente pauvre peut se permettre de le faire à une parente plus pauvre. Jaunette s’arrête à chaque pas pour donner des coups de langue rapides à l’herbe de la route. Elle suit le fossé et passe si près du bord que Ragotte tremble. Parfois un sabot de Jaunette glisse, mais grâce au ballonnement de son ventre énorme, elle s’équilibre. Il semble à Ragotte que c’est elle-même qui porte le pis fragile et plein de lait et elle se raidit de peur d’en perdre une goutte. Ragotte ne va pas à la messe, mais elle est superstitieuse. Elle a des chagrins comme tout le monde. Un de ses fils, Joseph, meurt d’une méningite. Ragotte pleure « dans son tablier ». Mais elle est un peu consolée par cette pensée qu’il y avait beaucoup de monde à l’enterrement : « nous avons beau être pauvres, nous ne sommes pas mal regardés. » Elle se brouille avec son fils Paul et Lucienne, sa fille, la quitte pour se marier. « Il faut pleurer les morts et les vivants ». Si vous tenez en votre main une feuille de platane, de chêne ou de bouleau, vous dites : cette feuille ressemble à toutes les feuilles de platane, de chêne ou de bouleau. Si vous rencontrez Ragotte, vous dites : elle ressemble à toutes les pauvres femmes de la campagne. Et Jules Renard pensait comme vous, d’abord : Elle est si naturelle, écrit-il, que d’abord elle a l’air un peu simple. Il faut beaucoup la regarder pour la voir. Jules Renard a le sentiment de l’individuel ; son art consiste à dégager les traits qui différencient Ragotte des autres pauvres femmes, ses sœurs. Attentivement, il note ce qui est bien à elle, rien qu’à elle, ses menus gestes, ses habitudes, ses tics, ses façons d’être ou de parler. Et, dans l’amas des traits notés, il choisit infailliblement ceux qui sont indispensables. L’art du biographe est de donner du prix à la vie d’une simple femme comme Ragotte, à la vie d’ Honorine, la vieille mendiante opiniâtre qu’on chasse et qui revient toujours : Elle ne cherche pas sa vie de porte en porte, elle fait des visites... ; à l’existence plus humble du chat, des chiens, du pinson, du moineau, du hérisson, du hanneton, du lièvre qui se gîte le matin, à l’abri du vent qui souffle, du ver luisant, cette goutte de lune dans l’herbe », des canards qui, « devant la porte fermée dorment tous les deux, joints et posés à plat comme le paire de sabots d’une voisine chez un malade. Et voici la voisine : une jupe de deuil, un caraco, un bonnet noir, c’est Martine, la plus maligne du village, Martine qui imite le cri de la chouette dans l’ombre, près de la fenêtre, quand une de ses voisines est couchée, malade, car les chouettes annoncent la mort. Voici Calot, le défiant, Calot qui casse des pierres pour la commune. Il ne dit rien, mais il sait ce qu’il pourrait dire, il pourrait se plaindre, mais il ne veut pas parce qu’il ne veut faire de peine à personne. Il sait qu’il y a sur la liste des indigents à qui la commune donne du pain des noms qui ne devraient pas y être, il sait cela et beaucoup d’autres choses, mais il ne réclame pas. Quand il n’aura plus de pain, il ne le dira pas ; il sait ce qu’il fera, il a son idée, mais il ne la dit pas. Il n’a pas trop de ses forces pour taper, à coups réguliers, la masse serrée dans ses deux mains, sur une pierre qu’il tourne et retourne, et qui est aussi dure que sa tête. Voici la vie et la mort de Barnave. Comme il s’ennuie, Mme Lepic lui donne à lire les Œuvres scientifiques de Goethe. Malade, Barnave suit mal les prescriptions des docteurs, écoute les conseils des voisins, se sait perdu, se croit déjà mort et se pleure. C’est d’un art exquis, inimitable.Lisez les dernières pages du livre, admirable description de la campagne à l’automne: Ma dernière promenade a été un acte de gratitude. Je disais merci aux arbres, aux rues, aux champs, au canal et à la rivière, aux tuiles de la maison, c’est là que je vis comme j’aimerais toujours vivre. J’y reste plus d’à moitié, quand je quitte mes frères farouches pour aller à Paris avec Gloriette. Jules Renard est un poète, un grand poète. « Je n’écris que d’après nature et j’épluche mes plumes sur un caniche vivant. » Il écoute : « J’écoute le silence microscopique des choses. » Il regarde. « Il se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes. Rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plait à compter ses images. »Devant une table où il n’y a que de l’encre, du papier et une rose, il s’installe. Il est nécessaire que la poitrine touche la table. Sinon, tu mettrais tes mains dans tes poches et tu fixerais le plafond. Approche toi, saisis ferme ta plume et prends de l’encre... Penche la tête et tourne ton œil en dedans. Ton esprit fait le mort, lasse-le par de constantes provocations. Il cédera. Bientôt la première idée bouge. Elle arrive. Essayez ! Vous verrez que c’est très difficile. L’idée arrive parce que le chasseur d’images Jules Renard est un grand écrivain, un des premiers écrivains de notre temps. Lorsque j’entends parler des « petits chefs-d’œuvre » de M. Jules Renard, je pense à la réponse qu’il fit à ce journaliste qui eut un jour l’idée de demander aux écrivains d’aujourd’hui quels étaient leurs auteurs de prédilection. « Monsieur, les prosateurs que j’aime sont un peu petits et aucun d’eux ne ferait votre affaire. » Jules Renard ne gaspille point la faculté précieuse de l’admiration. Sévère pour les autres, il ne l’est pas moins envers lui-même. « C’est la noblesse des idéalistes, écrit-il, qu’ils soient d’éternels mécontents, qu’ils cherchent toujours la perfection. » L’idéaliste Jules Renard la cherche et l’atteint. Sa production est régulière, méthodique et continue. Il travaille lentement, mais il travaille toujours. Cet inconnu de la rue passe léger, heureux et souriant. Je sais pourquoi : il a bien travaillé. Une nouvelle édition d’un livre de lui est vraiment une nouvelle édition. « Revue et corrigée » ne sont pas ici de vains mots. Comparez la première édition de l’Écornifleur, qui date de 1890, avec le texte illustré par Huard en 1904, vous y verrez combien est grand l’amour de ce parfait styliste pour le mot juste, rare et imprévu qui donne à la pensée sa forme exacte. J’ai relu attentivement ces deux textes : à tous ceux qui tiennent une plume, Renard donne cette haute leçon de conscience littéraire : ne livrez jamais au public un livre avant de l’avoir conduit à son plus haut point de perfection. Il donne la leçon et l’exemple. Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage. Dans un des savoureux et très courageux Mots d’écrit qu’il publia en 1902 et 1903 dans l’Écho de Clamecy et que viennent d’éditer à Nevers Les Cahiers nivernais, il conte cette petite histoire : On ne lit pas assez le Journal Officiel dans nos campagnes. À Chaumot, par exemple, personne ou presque personne ne lit l’édition des commnes affichée au mur de la mairie. J’exagère et j’oublie les chèvres. L’une d’elle ne rate pas un numéro. Elle se dresse sur ses pattes de derrière, appuie celles de devant sur l’affiche, remue ses cornes et sa barbe, agite la tête de droite et de gauche, comme une vieille dame qui lit, et rien ne nous autorise à croire qu’elle ne sait pas lire. Sa lecture finie, comme cette feuille officielle sent la colle fraîche, notre chèvre la mange. Après la nourriture de l’esprit, celle du corps. Ainsi rien ne se perd dans la commune. Vous et moi serions fiers d’avoir écrit cette page. Renard, « éternel mécontent », n’est pas satisfait. Ouvrez Nos Frères farouches à la page 296 : Histoires naturelles XXI.- La chèvre Personne ne lit la feuille du Journal officiel affichée au mur de la mairie. Si, la chèvre. Elle se dresse sur ses pattes de derrière, appuie celles de devant au bas de l’affiche, remuue ses cornes et sa barbe, et agite la tête de droite et de gauche, comme une vieille dame qui lit. Sa lecture finie, ce papier sentant bon la colle fraîche, la chèvre la mange. Tout ne se perd pas dans la commune. Quelques mots biffés, une phrase supprimée : c’est beau comme une fable de La Fontaine, comme des lignes de La Bruyère. Quand on a beaucoup lu Jules Renard, on n’ose plus écrire. On salue tout bas, tout bas.»

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