GAUJOUR

Publié le par LAURENCE NOYER

Isidore Gaujour : Mémoires de la Société Académique du Nivernais « Jules Renard, l’homme, l’écrivain, l’auteur dramatique » Jules Renard n'est plus. Il est mort le 22 mai dernier, à l'âge de quarante-six ans, terrassé brutalement en plein labeur, alors
que son robuste talent semblait avoir acquis plus de maturité et d'ampleur et laissait entrevoir pour lui un avenir glorieux. Hélas ! en quelques mois, la mort impitoyable a détruit toutes nos espérances. Les Lettres françaises sont en deuil. La Nièvre perd en lui un
de ses enfants d'adoption les plus illustres, et l'Amicale des Instituteurs un de ses membres honoraires les plus dévoués. C'est à moi, qui l'ai plus particulièrement connu et qui,
jusqu'à ses derniers moments, ai reçu de lui des témoignages du plus affectueux intérêt, qu'incombe le soin de déposer sur sa tombe, au nom de tous mes camarades, la modeste couronne du souvenir. Pour rendre à la mémoire de Jules Renard l'hommage qui lui est dû, il convient d'étudier successivement l'homme, l'écrivain, l'auteur dramatique, le « styliste » et le penseur. Quand on abordait pour la première fois Jules Renard, on se sentait quelque peu intimidé. Sa main, largement tendue, avait beau se faire accueillante, son air grave, un peu triste, son sourire discret et souvent énigmatique, ses grands yeux noirs, brillants et tranquilles, qui se posaient sur vous lentement et longuement, vous causaient tout d'abord une certaine inquiétude. Jules Renard savait être aimable, mais il ne se livrait pas du premier coup, II ne le faisait qu'en parfaite connaissance de cause, après vous avoir examiné des pieds à la tête et scruté votre pensée jusqu'à l'âme. Quand il vous devinait en communion de sentiments avec lui, ses grands yeux noirs perdaient leur fixité troublante, son sourire s'élargissait, sa verve malicieuse s'échappait en fusées multicolores dont les étincelles retombaie
nt parfois jusque sur vous, et sa froideur, toujours plus apparente que réelle, faisait place bientôt à un délicieux abandon. Oh ces bons yeux éteints à jamais comme je les revois, vivants, devant moi ! Francisque Sarcey les a comparés à une loupe. Il me semble
qu'ils faisaient plutôt songer à l'objectif d'une chambre noire. Rien ne leur échappait. Ils prenaient l'image des êtres et des choses, avec leurs formes, leurs proportions, leurs nuances et leurs traits originaux, aussi fidèlement qu'une plaque photographique. A une vue très pénétrante, Jules Renard joignait une grande force de volonté, un esprit très fin, tour à tour enjoué, gracieux et mordant, et un cœur des plus sensibles. Au lecteur superficiel, Jules Renard paraît indifférent aux misères humaines. Son sourire pincé le déconcerte et lui semble empreint de sécheresse et de scepticisme. Jules Renard, il faut bien le reconnaître, ne cherche nullement à le détromper. Il affecte volontiers d'être impassible et désabusé.
On serait tenté de lui dire ce que la vielle Nanette, du Vigneron dans sa Vigne, reproche à son cousin Eloi, l'homme de lettres : « Est-ce qu'on sait jamais si tu parles sérieusement? »
Et souvent aussi, quand sa verve taquine s'exerce aux dépens de son entourage, sans s'épargner lui-même, on lui crierait, comme Blanche le fait à Maurice dans le Plaisir de rompre « Voilà que vous vous noircissez. Au fond, vous n'êtes pas méchant mais quelquefois vous éprouvez du plaisir à dire des choses dures. Je sais que vous ne le pensez pas. » L'impassibilité de Jules Renard est toujours voulue. Dès sa première enfance, il s'est appliqué à comprimer les battements de son cœur et à taire ses impressions. De même que la sensitive se replie sur elle-même dès qu'on la touche, de même aussi, Poil- de-Carotte a dû, de bonne heure, dissimuler ses plaisirs et ses goûts et refouler ses élans de tendresse.
Quand son frère et sa sœur, comblés de présents, consentaient à lui prêter les jouets dont ils ne voulaient plus, le pauvre petit martyr n'avait jamais l'air de s'amuser par crainte qu'on les lui retirât trop tôt. Plus tard, lorsqu'il est pensionnaire à l'institution Saint
-Marc, il s'ennuie de M. et M"" Lepic et se fait une joie de les embrasser follement à leur première visite. Ecoutez-le : « Si je reste trois mois loin de mes parents, j'ai une grosse envie de les voir. Je me promets de bondir à leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons de caresses. Mais les voici et ils me glacent ». Poil-de-Carotte a beaucoup d'amour-propre et, si malheureux qu'il soit, il n'aime pas que les étrangers s'apitoient sur son sort. Aussi, quand la voisine Marie Nanette s'avise de lui dire « Je te plains, mon pauvre petit, car j'imagine qu'ils te rendent la vie dure », il lui répond d'un air blessé : « Et après ? Est-ce que ça vous regarde ? Mêlez-vous donc de vos affaires et laissez-moi tranquille. »Tel était l'enfant, tel est resté l'homme. On ne saurait trop le répéter, Jules Renard avait une nature ardente et extrêmement impressionnable, mais par fierté virile, il s'efforçait sans cesse de masquer son émotion par des mots d'esprit. Il a beau se cuirasser du «,triple airain » dont parle le poète, elle n'échappe pas au lecteur attentif et sensible. ll serait donc profondément injuste de prétendre, comme l'ont écrit les Débats, que Jules Renard manque de pitié et de tendresse.
L'homme qui a su peindre d'une façon si sobre, si minutieuse et si poignante, les souffrances de Poil-de-Carotte, ainsi que le désespoir de Ragotte après la mort du petit Joseph, n'est pas
seulement un ironiste, c'est encore un sentimental. Oh ! sans doute, dans Sourires pincés et le Vigneron dans sa Vigne notamment, Jules Renard est parfois irrévérencieux et mordant, mordant même à enlever le morceau. Son rire douloureux, un peu forcé, fait mal. Certaines de ses pensées sur les hommes de lettres et les gens du monde ne sont pas exemptes
d'amertume et de pessimisme. Quand un confrère, dit-il, veut « se mettre en quatre » pour un confrère, il est à craindre qu'il ne le mette en pièces. On voudrait être sévère, mais on ne peut s'empêcher de sourire. Si Eloi est dur pour les autres, il se regarde lui-même sans complaisance dans son miroir. Il dévoile, avec une sorte de plaisir farouche, ses faiblesses, ses contradictions et ses méchancetés. Je ne le conteste pas, Jules Renard ne sait pas farder la vérité. Il est parfois, pour tout le monde, d'une franchise un peu rude, à la Burrhus.
Mais il faut en convenir, son ironie n'est pas toujours agressive. Elle sait être gracieuse et souriante. D'ordinaire, elle est plutôt réservée et timide, à peine visible. C'est une ironie rentrée. Dissimulée sous la tranquillité apparente des phrases, elle circule, comme à fleur de peau, d'un bout à l'autre du récit. Parfois aussi, on n'y sent plus aucune pointe. Elle est comme ouatée de discrète tendresse. Très souvent même, elle se mouille d'une larme.
Du reste, tous ceux qui ont approché Jules Renard, qui l'ont vu dans son intérieur paisible, au milieu de sa petite famille si profondément unie et hélas désormais inconsolable, savent
combien sa bonté était délicate et agissante. Les jeunes écrivains nivernais dont il m'a souvent parlé et qu'il suivait, pour ainsi dire, pas à pas dans la vie, Paul Cornu et Henri Bachelin, aujourd'hui si attristés, connaissent, eux aussi, la cordialité de son accueil et son obligeance infinie. Et pourquoi le tairais-je? N'est-ce pas un devoir de gratitude de dire ici, avec toute la réserve que comporte une semblable confidence, ce qu'il a été pour moi ?
Raconter comment je l'ai connu, n'est-ce pas la meilleure réponse que je puisse faire à ceux qui lui reprochent sa sécheresse de cœur ? En mars 1903, je fus invité à faire une causerie, à Clamecy, par M. Amathieu, inspecteur primaire. J'avais choisi pour sujet la pièce de Rostand, Cyrano de Bergerac. Le compte-rendu de l'Echo de Clamecy, et surtout celui du
rédacteur en chef de l'Indépendance, adversaire habituel des instituteurs, frappèrent Jules Renard. Il m'écrivit de Paris, le 24 mars 1903, la lettre suivante où se, révèle l'exquise simplicité de ses manières Je regrette, me disait-il, que Bouhy soit si loin de Chaumot. Il me
serait très agréable de causer avec vous et très fréquemment. J'espère pouvoir faire votre connaissance quelque jour prochain. Je ferai le chemin qu'il faudra. Mais si déjà je puis vous être agréable par lettre pour vous donner un renseignement, vous chercher un livre, faites- moi le plaisir de vous adresser à moi. N'est-ce pas vraiment touchant qu'un écrivain célèbre comme Jules Renard, ayant les plus hautes relations dans le monde des lettres et de la politique, vienne de lui-même offrir ses services, en terme si délicats, à un instituteur dont il voit le nom pour la première fois dans son journal. L'homme qui fait un pareil geste peut-il véritablement, ainsi que les Débats le laissent entendre, avoir de parti pris une attitude
irrespectueuse vis-à-vis des humbles ? Nous échangeâmes plusieurs lettres, puis il m'appela à Chaumot où je passai deux jours en causeries délicieuses. Dès lors, Jules Renard ne cessa de me prodiguer ses encouragements et ses conseils. Nous nous écrivions souvent.
Sa dernière lettre est datée du 26 janvier 1910. Elle est ainsi conçue : « Je suis un peu souffrant, mon cher Gaujour, et hors d'état de vous répondre longuement. Je ne peux aujourd'hui que vous envoyer, à vous et aux vôtres, nos meilleurs vœux. Je vais un peu mieux et je passe du lait pur à la purée sans sel. J'espère m'en tirer, mais l'avertissement est sérieux et désagréable. Je bois une de mes tasses de lait à votre santé. Partagez-vous toutes nos sympathies. Je demande aux Débats si une pareille lettre, écrite en un tel moment, ne prouve pas une nature foncièrement bonne et affectueuse. A toutes ces qualités, Jules Renard alliait des goûts modestes, un grand amour du travail, une loyauté scrupuleuse, une probité inattaquable et un désintéressement qui forçait l'estime de ses
adversaires politiques eux-mêmes. Si l'homme était admirable, l'écrivain ne l'était pas moins. Jules Renard qui, depuis 1908, était membre de l'Académie Goncourt, a honoré grandement les Lettres françaises. C'était, dit le Temps, un écrivain sobre et vigoureux, peu connu du grand public, mais que les Lettres placent parmi les premiers aut
eurs de notre temps. La plupart de ses œuvres resteront en bonne place dans la production littéraire de ces vingt dernières années. On distingue chez Jules Renard une observation aiguë de la nature et une virtuosité littéraire tout à fait maîtresse de ses moyens. Par le métier, par l'ingéniosité méticuleuse et un peu lente de l'exécution, si scrupuleuse et si finie, il fait songer à un alexandrin très artiste. Quand il ne tombe pas dans le maniérisme, écueil où conduit le
fignolage, il est d'une profondeur et d'une portée admirables. Relisez ses œuvres. Vous y trouverez des phrases d'une richesse de pensée et d'un bonheur d'expression dont les exemples n'abondent certes pas dans la littérature actuelle. La production de Jules Renard n'est pas encombrante. Il n'est pas de ceux qui veulent passer à la postérité avec un de ces bagages littéraires qui ressemblent à ceux d'une troupe d'acteurs en tournée une petite valise renfermant quelques bons livres et c'est tout. Le nombre ne fait rien à l'affaire. La Bruyère est assuré de vivre grâce à un seul ouvrage de dimensions restreintes. De son côté, M. Gustave Geffroy, écrit dans la Dépêche de Toulouse Jules Renard aura place dans la littérature de notre époque, alors que bien des personnages qui tiennent brillamment le haut du pavé du boulevard devront céder le pas à ceux qui se sont contentés de travailler sans avoir pour objectif le succès immédiat. Malgré son grand mérite, je ne crois pas que Jules Renard devienne franchement populaire. Son remarquable talent n'est pas de ceux qui séduisent la foule. Elle reste souvent insensible aux beautés de la pensée et du style.
Elle a besoin d'émotions violentes et fait ses délices de cette littérature frelatée des romans-feuilletons, qui est pourtant aussi nuisible à l'esprit que les mixtures alcoolisées des cabarets borgnes le sont au corps. Aux tableautins de Jules Renard, si consciencieusement travaillés, fins et gracieux comme des miniatures, la foule préfère les œuvres d'imagination, même dépourvues d'art et de vraisemblance, où des intrigues longues et enchevêtrées surexcitent la sensibilité du lecteur, le rendent haletant et le font passer successivement de l'admiration à l'horreur, de la joie à la tristesse, de la haine à la pitié. Jules Renard est trop scrupuleux, trop raffiné, trop « artiste » en un mot, pour être accessible à tout le monde. On l'apprécie
d'autant mieux qu'on a plus de goût et plus de culture. Jules Renard ne pourra conquérir le grand public que lentement, mais il aura toujours pour lui les « connaisseurs ». J'imagine même que certains de ses livres, et notamment ses petits récits d'une observation si pénétrante, d'un tour si alerte et d'une forme si pure, deviendront vite classiques. Dans le premier chapitre de ses Histoires naturelles, que Jules Lemaître préfère à celle de Buffon, Jules Renard s'est peint lui-même en faisant le portrait du Chasseur d'images. Il parcourt de bon matin les champs et les bois Ses yeux servent de filets où les images s'emprisonnent d'elles-mêmes. Il prend successivement l'image du chemin creux avec ses cailloux polis et ses ornières celle de la rivière qui blanchit au coude et dort sous les caresses des saules
celle des blés mobiles, des luzernes appétissantes et celle enfin des prairies ourlées de
ruisseaux. Le soir, il se plaît à compter ses images et chacune d'elles en éveille une autre.
Dans le premier chapitre des Bucoliques, Jules Renard revient sur le même sujet et nous explique encore sa méthode de travail. Par l'observation directe et prolongée de la nature, il remet son cerveau à neuf et s'approvisionne d'images, de bruits et d'odeurs. C'est ce qu'il appelle rentrer son foin pour l'hiver. Ainsi les images dont il emplit ses yeux au cours de ses promenades quotidiennes, sont comme la matière première qu'il façonnera ensuite dans le silence du cabinet. La nature est pour lui un vaste champ d'expériences, un gigantesque observatoire. L'imagination n'est pas sa faculté maîtresse. Il invente peu, avec une précision minutieuse allant, disent les Débats, jusqu'à la profondeur, il se borne à noter ce qu'il a vu et entendu. Comme il n'étudie que des êtres simples, dont la vie s'écoule monotone et paisible,
il ne peut noter que des incidents menus. Aussi ne trouve-t-on dans ses œuvres si l'on excepte ses pièces de théâtre et l'Ecornifleur, où l'âme du héros est mise à nu sans pitié, comme au scalpel, ni aventures romanesques, ni histoires compliquées ayant une suite, ni analyses psychologiques, ni portraits complets, mais seulement une série de tableaux ou d'études se reliant plus ou moins les uns aux autres, de réflexions pittoresques, des dialogues supérieurement conduits, des descriptions colorées et des scènes champêtres d'une rare saveur. Lorsque je lis Jules Renard, il me semble que je suis au théâtre et que je vois défiler sur un écran les vues d'un cinématographe. Autant de tableaux, autant d'instantanés. L'auteur fait évoluer ses personnages plus qu'il ne les décrit. Leurs portraits n'ont jamais plus de cinq à six lignes de texte. Au lieu d'accumuler les détails et d'éparpiller sur eux, comme à plaisir, l'attention du lecteur, Jules Renard s'efforce de la concentrer sur deux ou trois traits dominants, tout à fait caractéristiques. Il néglige les autres de parti-pris. Il nous donne ainsi des sensations très nettes et très fortes et ses personnages, bien que
sommairement esquissés, sont vivants des pieds à la tête. On les voit agir, on les entend parler. Pour la sûreté de l'exécution, Jules Renard me fait songer à ces dessinateurs habiles qui, en deux ou trois coups de crayon, savent si bien rendre l'expression d'un visage qu'on le reconnaît sans hésiter. Jules Renard a recherché sans cesse la brièveté. Je serais tenté de dire qu'elle était un des principaux articles de son programme littéraire. Portraits, dialogues, descriptions ont été réduits à leur plus simple expression Je m'en tiens toujours à l'essentiel, a-t-il déclaré. Je crois qu'un fait, une idée gagnent à être résumés dans une scène, une phrase. Voilà pourquoi j'aime mieux écrire une courte nouvelle qu'un roman, un court tableau qu'une nouvelle, une pensée qu'un court tableau. Il est vrai, toutefois, que le genre où il s'est spécialisé avec tant de maîtrise, ne comporte pas de grands développements, et que ses dispositions naturelles le poussaient aussi à la brièveté. Il nous avoue lui-même, dans l'Ecornifleur, avec une rare franchise, que, parfois, il manque d'haleine : « J'en conviens, dit-il, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l'air, de faire une sais
on de paresse » Mais tous ces raccourcis voulus poussés parfois à la limite extrême de la concision sont présentés avec une originalité si forte et un art si parfait qu'ils ont depuis longtemps séduit les critiques. Francisque Sarcey, d'un goût si sûr et d'un jugement si pondéré, n'a pas craint de traiter de « chefs-d'œuvre » certaines pages de Jules Renard. Qu'on en juge : « Vous savez que Jules Renard, a-t-il écrit, excelle à rendre avec une exactitude singulièrement pittoresque le détail minutieux de la vie intime. Au goût de vérité qui est le fond de son talent, il joint un sens extraordinaire du comique. Il ne fait guère que de petits tableautins, mais ils surprennent tous par la précision du trait et l'intensité du coloris. Quelques-uns sont des chefs-d'œuvre d'une exécution très finie et d'un faire très large. Ainsi, prenez la Goutte, dans le nouveau livre Bucoliques, qui vient de paraître. La pièce n'a que deux pages, mais elle se termine par un trait imprévu, d'un comique achevé. C'est une merveille de rendu ». Jules Renard n'est pas seulement un maître écrivain, il est
encore un de nos meilleurs dramaturges. Son grand talent d'observation, sa finesse de touche, son habileté à « camper un personnage, à « mettre en saillie » un caractère, à trouver le mot expressif qui « fait balle » et « passe la rampe », devaient inévitablement le pousser vers la scène. Jules Renard devint auteur dramatique. Il fit représenter cinq petites pièces Plaisir de rompre, Pain de ménage, Poil de Carotte, Monsieur Vernet et La Bigote, qui furent très applaudies. Son succès eût été certainement plus retentissant encore, si
Jules Renard avait moins douté de ses moyens. Un manque de confiance en lui-même arrêtait ses élans et, au lieu de composer des pièces en cinq actes, il se contenta d'écrire
de délicieux levers de rideau. Je ne pense pas, dit-il, que mes œuvres comportent plus de deux actes. Je crois que je suis incapable d'en écrire trois ou plutôt qu'un acte, deux actes au plus suffisent pour développer un sujet. Bien que je ne sois qu'un profane en pareille matière, il me semble qu'il devrait être plus facile d'imaginer une intrigue, même un peu compliquée, que de savoir exciter progressivement, et jusqu'au bout, l'intérêt du spectateur dans une pièce où l'action est à peu près vide. Le public est un grand enfant. Il aime qu'au théâtre sa curiosité soit sans cesse tenue en éveil par des péripéties habilement ménagées; qu'un large éclat de rire le secoue soudainement sur son siège ou que son cœur batte plus fort dans un sanglot étouffé. Il est déçu quand il entend jouer une pièce où, comme on dit
au parterre, « il ne se passe rien ». Malgré l'intrigue un peu ténue de ses comédies, grâce à la pénétration de la pensée et à l'attrait du dialogue, Jules Renard a accompli ce véritable tour de force de mériter à la fois les chaleureux applaudissements du public et les vifs éloges des maîtres de la critique contemporaine. « M. Jules Renard, a écrit Gustave Larroumet, procède authentiquement de Marivaux et de Musset. Les deux petites pièces, Pain de Ménage et Plaisir de rompre, sont des fantaisies gracieuses, des études de psychologie très pénétrantes et, par-là, se rattachent au marivaudage. Le Pain de Ménage reprend le thème du Caprice. Jules Renard a conduit la pièce d'une manière tout à fait originale, avec une aisance et une vérité supérieures, surtout avec une légèreté de touche sans laquelle un pareil sujet tomberait vite dans la grossièreté. Rien de plus fin et de plus spirituel, de plus juste et de plus nuancé que leur dialogue. Le seul défaut de ce petit acte défaut inévitable, car il tient à la nature même d'un genre si minutieux est quelque lenteur. L'auteur du Jeu et celui du Caprice ne t'ont pas évité ». Monsieur Vernet a été qualifié de « petit chef-d'œuvre » par le critique du Temps. Comme il fallait s'y attendre, la Bigote a soulevé de vives discussions politiques. Elle fut attaquée, et défendue tour à tour, avec la même
passion. De toutes les pièces de Jules Renard, celle qui a obtenu le plus vif succès est, incontestablement, Poil-de-Carotte. « J'ai rarement vu, écrit Gustave Larroumet, une œuvre causant au théâtre une émotion plus grande, plus générale, plus franche que Poil de Carotte. Cette pièce poignante, toute d'observation et de vérité, sans le plus léger sacrifice à la convention théâtrale, conduite avec une gradation très sûre, est écrite avec une sobriété et une plénitude magi
strales. C'est de l'art le plus fort et le plus élevé dans le plus humble des sujets et des milieux. » Le « prince des critiques », M. Emile Faguet, si sévère parfois, n'a pas moins d'enthousiasme que Gustave Larroumet pour Poil-de-Carotte. « Je ne saurais pas, dit-il, vous parler d'autre chose que de Poil de Carotte tant j'en ai comme l'obsession et tant j'y pense avec une sorte de passion depuis quelques jours. Poil-de-Carotte a été joué avec le plus grand succès. J'ai été ravi de la pièce et du succès. Je voudrais que Poil de Carotte fût joué sur tous les théâtres de France et joué au moins une seconde fois sur tous les théâtres de France aux frais des municipalités. C'est là le vrai théâtre populaire! ». Qu'il peigne un court tableau ou qu'il compose une pièce de théâtre. Jules Renard a le même culte de la forme. La profession d'homme de lettres était pour lui comme un sacerdoce. Elle le prit tout entier. Oui! homme de lettres! disait Eloi. Pas autre chose! Je le serai jusqu'à ma mort. Puissè-je mourir de littérature Hélas ! son désir devait se réaliser plus tôt qu'il ne le pensait. Peu d'auteurs contemporains ont autant « travaillé » leur style que Jules Renard, mais en retour peu ont acquis une aussi grande virtuosité littéraire. A en croire le Journal des Débats, pourtant dépourvu de bienveillance à son égard, Jules Renard a su trouver des formules de grand écrivain, frappantes, émouvantes même par ce qu'elles ont de dépouillé. Après s'être appliqué à réduire les dimensions du tableau, il devait, naturellement, s'appliquer à en réduire les lignes. Il s'interdit le luxe des mots inutiles et, à l'exemple de La Bruyère, il aime la phrase courte et déliée. « Je me plais, a-t-il déclaré, à remettre vingt fois sur le métier une pensée afin de lui donner la forme précise qui lui convient. Mon but est d'arriver à l'expression simplifiée, irréductible. C'est vous dire que je recherche sans me lasser le mot exact ». Dans l'Ecornifleur, quand Henri, l'homme de lettres, s'est rendu coupable vis-à-vis de ses hôtes d'un odieux abus de confiance, il s'écrie « Ma faute m'humilie comme une faute de style ». Cet aveu semble sorti du cœur même de Jules Renard. Il s'efforça sans cesse d'atteindre à la perfection et usa sa vie à poursuivre son idéal. Il était pour lui-même d'une sévérité excessive. Qu'il me soit encore permis de citer à ce propos un souvenir personnel. Le 29 octobre 1904, Jules Renard fit à Nevers, à l'Amicale des Instituteurs, une causerie sur le théâtre. Il fut particulièrement brillant et obtint un succès considérable. L'Amicale désirant publier cette causerie, j'écrivis à Jules Renard pour la lui demander Je viens de revoir cette conférence, me répondit-It. Elle est plutôt mal écrite. Sans doute, il me serait facile de l'arranger; mais ce qui est possible dans une causerie où le geste, l'expression du visage expliquent les mots, ne l'est pas dans la forme écrite. Seule, la fin, le couplet sur la famille et l'instituteur, me semble passable. « Mal écrite » Comme on reconnaît bien là le « styliste » scrupuleux qui n'est jamais satisfait de lui-même. Je dois ajouter, par exemple, qu'il ne l'était pas non plus toujours des autres. Dans Sourires pincés, il se moque plaisamment des écrivains qui produisent beaucoup, mais négligent la forme. Il les appelle les cholériques des lettres. Je me souviens aussi que, dans une longue causerie sur le style, il me disait, à la « Gloriette, » par une belle soirée d'automne Voyez-vous, il ne faut pas confondre art et production. Ce sont deux choses absolument distinctes. De nos jours, beaucoup d'écrivains, pour gagner de l'argent, vendent leur littérature au kilo. Ils ont l'air de jongler avec des poids énormes, mais ce ne sont que des poids en carton. Pour ne pas se servir de « poids en carton », Jules Renard avait grand soin de peser ses mots et de marteler sa phrase. Il la débarrassait ainsi de toutes ses scories et, peu à peu, elle devenait entre ses mains tantôt dure et résistante comme du fer, tantôt souple et coupante comme l'acier. Malheureusement, son continuel souci de la forme minait sa santé et paralysait son inspiration. Qu'une phrase lui semblât mal venue, qu'un mot lui parût ne pas « avoir le poids», qu'une consonance désagréable choquât son oreille, sa plume alors refusait d'avancer, comme un cheval de course ombrageux s'arrête soudain devant l'obstacle. Il lui fallait aussitôt supprimer ses entraves et il ne pouvait se remettre en route que, lorsque l'esprit en repos, il sentait le terrain aplani derrière lui. Cet amour de la forme, qui paraît excessif, n'a pas été spécial cependant à Jules Renard. La plupart de nos grands classiques l'ont éprouvé avant lui. Leur style est, comme le sien, le produit d'un travail incessant. La Fontaine qui semble écrire sans effort, n'a atteint le naturel qu'en recommençant jusqu'à dix fois la même fable. Châteaubriand a refait également jusqu'à dix fois la même page et Pascal le dernier mot de la pensée condensée a recommencé jusqu'à quinze fois certaines Provinciales. Victor Hugo, ce virtuose incomparable, se raturait souvent. Flaubert, à force de torturer ses phrases, s'est tué à la peine, comme Jules Renard. Cependant ces nobles efforts n'auront pas tous été stériles. Le temps, en juge impartial, remet hommes et choses à leur place. Le petit livre des Caractères fera vivre éternellement le nom de La Bruyère, et Flaubert, avec Madame Bovary et Salammbô, restera aussi célèbre que Balzac avec les cinquante volumes qu'il a laissés. Un mauvais auteur ne résiste pas, en général, à l'épreuve de la seconde lecture. La conduite de l'intrigue n'accaparant plus notre attention, les faiblesses de l'ouvrage nous apparaissent les unes après les autres, et notre opinion sur l'écrivain se trouve alors sensiblement modifiée. On ne se lasse jamais, au contraire, de relire les grands maîtres, car, chaque fois, on découvre en eux des beautés, on pénètre un peu plus leur pensée. Il en est de même pour Jules Renard. Il gagne à être bien étudié. Dans une petite phrase, qui souvent n'a l'air de rien, il sait voiler bien des blessures saignantes, étouffer bien des cris de douleur. Il y fait entrer un si grand nombre d'impressions, de notations, de nuances et de sous-entendus, qu'il est difficile de les saisir tous du premier coup. Sa pensée est tellement substantielle, tellement concentrée, qu'on ne peut l'absorber qu'à petite dose. C'est une sorte de Liebig littéraire. S'il est vrai comme M. Emile Faguet le répète souvent que c'est la beauté du style qui conserve, Jules Renard est assuré d'avoir son médaillon dans le Temple de Mémoire. L'homme et l'écrivain ont recueilli des sympathies et des éloges à peu près unanimes, mais le penseur a été plus discuté. Ses opinions très radicales, écrit le Journal des Débats, déjà plusieurs fois nommé, renseignent sur sa tournure d'esprit. Et, naturellement, l'Action Française de renchérir ! Son anticléricalisme de bourgade, absurde et désuet, déparait son intelligence. Ces appréciations ne peuvent surprendre personne. En politique, il est rare qu'on sache rendre pleine justice à ses adversaires. Mais qu'auraient dit les Débats s'ils avaient connu les véritables opinions politiques de Jules Renard. Lors d'une polémique récente, il les a proclamées lui-même en ces termes piquants. « Pourquoi, monsieur le rédacteur en chef, m'appelez-vous le maire radical de Chitry-les-Mines? Ce n'est pas une injure, mais si c'est un compliment, je ne le mérite point. Je préfère une autre étiquette et je vous sais trop courtois pour me la refuser. Traitez-moi donc, je vous prie, de socialiste, d'affreux socialiste, ça me fera plaisir. C'est vers le socialisme que je me sens attiré. Les maîtres que j'admire, morts ou vivants, m'y poussent et m'y entraînent, et c'est sur cette magnifique voie libre que j'aurai peut-être le plus de chances de rencontrer un jour les meilleurs disciples de Jésus-Christ ». Arborer l'églantine socialiste, vivre en libre-penseur, et demander des obsèques civiles dépourvues de tout apparat, voilà, j'en conviens, des preuves indiscutables de mauvais goût, de médiocre culture et de faiblesse intellectuelle ! En retour, quand François Coppée, le bon et doux poète des Humbles, transformé en héros sous le bonnet à poil d'un grognard de l'Empire, pourfendait naguère, presque chaque matin, dans les colonnes du Journal, les magistrats, les parlementaires et les chefs de l'armée républicaine; quand M. Maurice Barrès, violentant ses sentiments chrétiens, invectivait avec une grâce des plus académiques les braves gens qui ne demandent qu'à remplir en paix leur lourde tâche d'éducateurs, il est bien certain qu'ils faisaient preuve, l'un et l'autre, d'une générosité chevaleresque, d'une éducation raffinée et d'une tournure d'esprit supérieurement distinguée. Et je sais gré aux Débats et à l'Action Française de les en avoir applaudis. Par sa vie, ses goûts, ses travaux, son besoin de vérité et de justice, Jules Renard devait se rapprocher du peuple. Pendant plusieurs mois de l'année, il vivait au milieu des paysans de son village. Il les connaissait tous, ainsi que l'histoire de leur vie. Il conversait avec eux et s'intéressait à leurs occupations. Il promenait un regard attendri sur leurs souffrances cachées. Il les interrogeait, et parfois les contredisait pour exciter leur verve. Des affaires particulières, il s'élevait aux questions d'intérêt général. Il abordait même les mystères de l'au-delà « Etes-vous heureux? demandait-il. Aimez-vous la vie? Trouvez-vous que la fortune est bien répartie? Croyez-vous en Dieu? Espérez-vous aller en Paradis? » II se plaisait à projeter ainsi un peu de lumière dans ces cerveaux incultes et à faire germer dans ces âmes qui s'ignorent elles-mêmes un grain de poésie et d'idéal. Tout en collectionnant des observations, tout en « croquant » des types originaux, il fait œuvre d'éducateur. « Sachez, déclarait-il en 1903 à un rédacteur du Temps que j'ai une nature et une vocation de pédagogue. Je regrette beaucoup de ne pas être professeur. Je satisfais à cette inclination par des moyens détournes. Je publie dans les journaux de la région des articles pour l'éducation de de mes compatriotes. J'organise et je fais des conférences publiques afin d'éclairer ces populations. Je choisis des sujets littéraires, Victor Hugo, par exemple. Prochainement, je dois parler à Clamecy du rire. J'ai ma classe intermittente ». Tour à tour journaliste, délégué cantonal, maire, il répand par la plume et par la parole les idées qu'il croit utiles. Il veille au bien-être des enfants, au progrès matériel et moral de sa commune, à la prospérité des écoles laïques. Il conseille l'instituteur, protège l'institutrice, polémique avec le curé qu'il couvre de confusion et condamne au silence. Il cherche enfin et surtout à faire aimer la République autour de lui, à rendre l'électeur plus conscient de ses droits, plus soucieux de ses devoirs. Il prêche et pratique une politique large et originale, c'est-à-dire désintéressée. Il veut que le paysan, attaché au terre-à-terre de son existence, se relève par la pensée. « C'est une honte, écrit-il dans ses admirables Mots d'écrit, que d'aucuns comparent aux meilleures pages de Voltaire et de Courier de lui parler toujours de ses besoins vulgaires et de le traiter comme un avare. Le paysan n'a pas qu'un porte-monnaie, il a un cœur et un front. Il est temps de s'adresser à ce cœur et à ce front. Il ne suffira pas que le paysan ait moins de misère. Il faut encore qu'il devienne meilleur, plus moral, plus noble, plus humain. Aimer la République par intérêt, quand ça ne coûte rien, ce n'est pas devenir républicain, c'est rester égoïste. La République ne doit pas descendre, à tout prix, jusqu'au paysan; le paysan dévoué doit monter jusqu'à la République. » Pour réaliser ce noble programme, Jules Renard comptait beaucoup sur les instituteurs laïques. Il vint à nous et se fit inscrire comme membre honoraire de notre Association. En m'envoyant son adhésion, il m'écrivait, le 3 septembre 1903 : « Je voudrais, quoique simple membre honoraire, devenir quelquefois membre actif de votre Amicale. Par quels moyens? Je ne sais. Mais ne craignez pas de me rappeler mes bonnes intentions. » Il lisait toujours de la première à la dernière page notre « Bulletin » trimestriel. Il suivait de loin nos discussions et nos travaux et se plaisait à adresser au Secrétaire ses impressions, ses conseils et aussi ses encouragements précieux. La mort de Jules Renard a vivement attristé les instituteurs nivernais. Ils connaissaient tous sa foi démocratique et son dévouement à la grande cause de l'enseignement populaire. Ils aimaient autant l'homme qu'ils admiraient l'écrivain. Ils saluent pieusement sa mémoire qui restera toujours vivante en leurs cœurs. A Madame Jules Renard, sa veuve, A Monsieur François Renard, son fils, A Mademoiselle Marie Renard, sa fille, si cruellement frappés, nous voudrions pouvoir adresser quelques consolations. A la douleur qui les étreint, nous ne pouvons apporter, hélas ! que l'hommage ému de notre propre douleur. »

Publié dans MORT

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