SABORD
Noël Sabord : Le Pays d’Ouest, « Un grand écrivain régionaliste, Jules Renard » «Je ne prétends pas donner des aperçus nouveaux sur l'œuvre du probe écrivain, du pur classique, de l'observateur minutieux et pénétrant, du penseur délicat, de l'esprit clair-
voyant et loyal, du maître bien-aimé que fut Jules Renard, Mais j'estime qu'au moment où l'on s'apprête à le glorifier, là- bas, dans la Nièvre, par la pierre et par la parole nous ne pouvons demeurer indifférents devant cette œuvre admirable, et je voudrais dire simplement, à ma manière, les raisons qui nous commandent, nous, humbles défenseurs de la cause régionaliste, d'aimer cet homme de cœur qui est notre maître et dont le labeur sera pour nous un perpétuel et vivant exemple. Comme la plupart de ceux qui se destinent à la périlleuse carrière des lettres, Jules Renard vint à Paris, jeune encore, et c'est à Paris qu'il est mort, au printemps de 1910, dans son modeste appartement de la rue du Rocher, à deux pas des boulevards, dans le vacarme d'une ville agitée. Mais parisien d'adoption et soucieux de ne se point civiliser à l'extrême, le bruit du monde n'atteignait pas à son étage et il eut à cœur, provincial de Paris, de conserver, jusqu'à son dernier jour, dans sa personne et dans son œuvre, quelque chose de cette allure simple et rustique qu'il avait rapportée de son lointain Morvan. Son Morvan ! Il l'a aimé d'un amour sans phrases que jamais il n'a prodigué en une vaine éloquence, mais que nous sentons partout répandu dans son œuvre et qui est l'âme de ses écrits. En vain, je crois, chercheriez-vous dans cette œuvre une seule description des bords de la Seine ou des Champs-Elysées. Ce n'est pas, certes, que Jules Renard, qui fut avant tout un grand artiste, ne fût sensible — et combien ! — à toutes les manifestations de la beauté; mais il a voulu nous dire d'abord des choses qu'il estimait essentielles, nous dépeindre une beauté plus humble, plus immédiate, plus attachante peut-être: celle de son lointain village et des gracieux horizons. Oui, Jules Renard nous donne un grand et profitable exemple. Alors que d'autres écrivains, moins probes mais accablés de
gloire, sacrifiant à la mode d'un jour, trafiquaient des choses rustiques, Jules Renard, incliné vers la terre par un naturel penchant, commençait à l'aimer et à la peindre au moment
précis où revenu d'un engouement factice, le lecteur cessait de s'y intéresser Jules Renard vit le danger, mais en ouvrier probe peu soucieux de s'enrichir du travail de sa pensée, il poursuivit son chemin tout droit, sans divaguer et sans faiblir. «J'ai conscience disait-il, d'être dans la bonne voie » et bien pénétré de cette noble idée qu'il n'écrivait que pour une
minorité de fidèles, une élite d'initiés, une poignée d'amis, le 26 août 1901 il écrivait à Paul Cornu: « [...] Ce qu'on appelle le public m'est indifférent. Je vous jure. Je ne goûte que les sympathies individuelles et spontanées. À quoi bon forcer l'acheteur ? Jamais Le Vigneron dans sa vigne n'aura plus de cinq à six cents, mettons mille lecteurs. Mieux vaut rester entre intimes. » Son profond attachement à la terre natale a donné à Jules Renard la volonté de la bien connaître pour la mieux aimer. Il ne s'est pas contenté de regarder de loin le paysan
penser et agir : son esprit ne pouvait se satisfaire d'une observation superficielle et vivante, d'une couleur locale artificieusement frelatée. Il a voulu vivre de la vie intime de l'homme des champs ; il en a vécu. Il s'est mêlé à son existence de bête sauvage et craintive ; il s'est penché sur lui ; il est entré dans sa maison, s'est assis à sa table, a partagé fraternellement son pain noir. Il s'est rapproché de lui, bien près, se faisant tout petit, tout humble pour ne pas effaroucher ces pauvres êtres méfiants qui se confient malaisément. Il n'a pas dédaigné le petit bohémien qui marchait à côté de lui sur la grand'route, et il a pris la frêle main de Poil de Carotte dans sa main fraternelle. Il est devenu le frère apitoyé de ces Frères farouches qui ont entrouvert leur pauvre cœur misérable et auxquels il prête son langage si simple et si émouvant. Et ces humbles, il les a respectés. Il traduit leur pensée obscure en cette langue simple, juste, claire, mesurée, toute émaillée d'images qui est la sienne. Il ne croit pas indispensable, comme tant d'autres, de les faire dialoguer en un patois informe, et dédaignant la couleur locale directe et blessante, il y atteint quand même par un savant détour. Jamais il ne les a volontairement ridiculisés, ces humbles, et si le comique jaillit souvent de leurs réparties imprévues et naïves, c'est pour des raisons plus profondes.
Quand il vint, la terre, avait été décrite par des centaines et des centaines d'auteurs différents, dont la plupart passent encore pour des maîtres, et il semblait bien qu'on eut épuisé, sur un tel sujet, le domaine borné des expressions définitives. Il vient et circonscrit son regard dans un horizon étroit. Il n'aspire pas à parcourir et à dépeindre la vaste terre. Il s'assied devant sa maison, au centre de ce petit univers borné, et il se met à détailler les choses comme avec une loupe. Oubliant ses lecteurs, ses réminiscences, les images apprises dans les livres et dans les musées, il ouvre sur la nature un œil neuf et perçant. Il s'attache à découvrir les aspects inaperçus des choses et à glaner des épis oubliés dans ce champ tant de fois moissonné. Dans un insecte, dans un brin d'herbe, il aperçoit un abîme d'inconnu et de beauté. Il ne néglige rien. Il ne méprise rien. Il veut tout voir, tout entendre. Il regarde, une à une, les feuilles s'agiter dans les arbres, le bouleau frissonner, le peuplier frémir, le chêne trembler sous les coups de la cognée. Il perçoit des rapports et des métamorphoses. Il parcourt les guérêts, se penche sur les sillons, surprend les gestes furtifs des animaux que d'autres vont observer au Jardin des Plantes. Chaussé de gros sabots, le fusil sur l'épaule, il fait la chasse aux images, subtil et farouche gibier, et ne revient jamais bredouille. Tous ceux qui ont lu ses Bucoliques, ses Histoires Naturelles, son Vigneron dans sa vigne, savent dans quelle mesure le succès répondit à ses efforts. Grâce à un labeur patient, à une volonté tenace, à une observation constante et suraiguë, à la poursuite acharnée dans les moindres choses d'un aspect insoupçonné, Jules Renard a pu nous donner de la vieille nature une image toute neuve qui nous ravit. Maire de sa petite commune, il fut un administrateur averti ; et « un admirable éducateur ». Parvenue à la célébrité, membre de l'Académie Goncourt, sollicité par les grands journaux, par les éditeurs, il aurait pu, reniant sa province, s'enfermer dans une tour d'ivoire, ouverte aux flagorneurs, close pour les petits. Il ne voulut pas de cet isolement splendide et se défendit d'un tel orgueil. Il demeura avenant et simple, et, chaque dimanche, un pauvre petit journal de Province, L’Echo de Clamecy, devenu l'égal du hautain Figaro, connut l'invraisemblable honneur de publier une page du maître écrivain de la plus belle inspiration et de la forme la plus pure. Il y encourageait les pauvres, raillait les méchants, démasquait les fourbes, toujours avec mesure et courtoisie, car il avait horreur de tous les excès et répudiait la violence. Il prit la défense de ces « primaires » qui ont pu commettre des erreurs, sans doute, mais qu'on a tout de même chargés d'un peu trop de crimes et que de grands écrivains, méprisants et latinisants, couvrent aujourd'hui de ridicule, oubliant qu'il est peut-être parmi ces humbles des hommes de cœur et de mérite qui s'affligent de cette injustice tombée de si haut. Il proposait à la jeunesse un idéal, sans vain pédantisme, en toute simplicité et il disait : — « Devenez artistes, c'est si simple : il n'y a qu'à regarder! Lisez, lisez tous les livres [...] J'imagine parfois que le sens de la vie serait moins obscur si le petit berger, derrière ses moutons et à côté de son chien, savait lire Homère. » Rêvez aussi, sentez-vous poètes à vos meilleures munitions-. Que la nature soit votre grande amie ! Qu'un verger fleuri, qu'un bois rouillé par l'automne vous émeuvent ! Qu'un beau spectacle vous fasse venir aux yeux des larmes d'admiration. Enfin, à tous les plaisirs vulgaires, préférez les joies de l'intelligence. » Des esprits malveillants ou abusés qui n'ont lu de lui — et comment! — que Sourires pinces et les Histoires Naturelles, n'ont voulu voir en Jules Renard qu'un humoriste plaisant, une sorte de pince-sans-rire narquois et en somme assez superficiel. Quelle dérision et quelle injustice ! Lui-même, qui savait pourtant à quoi s'en tenir sur les jugements des hommes, n'a pu s'empêcher de rectifier d'un sourire amer : « Ironiste ! Quand on pense que Catulle Mendès lui-même, s'y est laissé prendre ! J’ai cru que nous voulions faire de l'esprit! » La vérité, c'est que ce pur écrivain, cet observateur aux sens aiguisés, ce penseur délicat nourri d'atticisme et qui jamais ne consentit à danser tout nu sur l'Agora, fut tout vibrant de sensibilité et de pitié contenues. Pour nous, pauvres petits écrivains régionalistes, il devra rester, je le répète, comme un maître inimitable et vénéré. Nul n'a trouvé et ne trouvera pour exprimer l'amour du sol natal les accents d'une si émouvante simplicité de Patrie, qui doit être pour nous comme un Credo sublimé : — « Je me souviens que, ce soir-là, je n'avais pas vu mon village depuis longtemps ; je me promenais dans ses rues courtes qui me paraissaient autrefois embrouillées, et je trouvais ses maisons si basses qu'elles me faisaient de la peine. » [...]J'écoutais s'étendre en moi le bruit d'un cœur ému et je me disais : « Trois ou quatre maisons, juste ce qu'il faut de terre et d'eau à des arbres, de pâles souvenirs d'enfance dociles à notre appel, comme c'est quelque chose de simple, la Patrie ! Et puisque tous les hommes peuvent en avoir une pareille sans plus de frais, pourquoi font-ils tant d'histoires ? » Sa mort prématurée doit nous être une raison d'infinie tristesse. Peut-être, quand il est parti, à cet âge que Dante appelle « le milieu de la course de la vie », nous avait-il déjà donné le meilleur de soi-même. Peut-être? [...] Mais une telle pensée n'est-elle pas impie? Il nous a quittés, chargé de promesses qu'il n'a pu tenir. Poussé en pleine terre provinciale, il fut un arbre vigoureux et droit abattu en pleine floraison. Chérissons sa mémoire. Lisons et relisons Poil de Carotte, Le Vigneron dans sa Vigne, Histoires Naturelles, Les Philippe, Nos frères farouches. Et ainsi, il sera toujours vivant parmi nous. »