FLERS

Publié le par LAURENCE NOYER

Robert de Flers : Le Temps, 6 octobre 1913 (extrait du discours pour l’inauguration du buste de Jules Renard à Chitry) « C’est avec une grande émotion respectueuse que je prends la parole devant ce monument que la piété de ses amis et de ses compatriotes a élevé à la mémoire de Jules Renard. La Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques tenait pour un précieux honneur d’apporter l’hommage de son admiration à celui dont le nom fut une de ses gloires les plus rares et les plus délicates. Mon émotion, Messieurs, tous ceux d’entre vous qui, comme moi, ont connu Jules Renard la comprendront. D’une part, en effet, il conviendrait de parler parfaitement d’un écrivain aussi parfait, et, de l’autre, en évoquant le souvenir de l’auteur de Poil de Carotte, il me semble apercevoir son visage, son inoubliable visage, et je crains presque de le voir sourire, sourire d’une épithète mal choisie, d’un mot impropre ou d’une phrase maladroite. Alors oui, je l’avoue, j’ai très peur. Mais je me rassure. Non, Jules Renard ne souriait pas, parce que vous êtes là, Madame, et que vous avez des larmes dans les yeux, et, je pense, des larmes heureuses, car il faut que vous soyez heureuse aujourd’hui. Vous n’avez pas perdu Jules Renard. Il est vivant, de la vie la plus belle, la plus haute et la plus certaine, et son souvenir a gardé l’intensité profonde, la vivacité familière, le mouvement, le rythme même de la vie. Il nous apparait parmi ses personnages, au milieu de son œuvre, qu’il n’a pas voulu quitter, qu’il ne quittera jamais, et si solidement, si intimement mêlé à elle qu’on ne sait plus qui, d’elle ou de lui, a donné la vie à l’autre. Voilà, Madame, pourquoi il ne faut pas, il ne faut plus que vous pleuriez. La joie orgueilleuse qui doit être la vôtre aujourd’hui, permettez-moi de vous le dire respectueusement, vous l’avez très noblement méritée. Vous avez eu beau apporter dans le plus tendre et le plus minutieux dévouement une discrétion qui était une fierté, nous savons tous que vous avez été pour votre mari une admirable compagne et nous devinons qui si, un jour, Poil de Carotte, à bout de souffrir dans son pauvre cœur déchiré, obtint enfin de Jules Renard la permission de fondre en larmes, c’est parce que vous étiez là, Madame, et que vous avez demandé sa grâce. Je n’essayerai pas de louer très longuement une œuvre qui est baignée de trop de clarté pour qu’il soit nécessaire de la mette en lumière. Je préfère me souvenir au milieu de vous, très simplement et très doucement, du bonheur qui fut le mien de faire représenter, pour la première fois, la première pièce de Jules Renard, Le plaisir de rompre. Je rencontrai Jules Renard, rue Saint-Lazare. Il regagnait son petit appartement de la rue du Rocher où il disait qu’il faisait si bon et si fier travailler. Il me raconta qu’il sortait de chez un grand comédien auquel il avait, quelques semaines auparavant, remis un manuscrit… L’aventure du Plaisir de rompre donna à Jules Renard le goût du théâtre. Il en sentit bien vite toute la séduction et, dans le même temps, il en devina toutes les embûches. Aussi ne s’y aventura-t-il qu’armé de tout son courage, de toute sa conscience. Il y demeura incorruptible. En songeant à la scène, il n’oublia rien – de ce qu’il devait à son art – on le vit sur le plateau, dans les couloirs, tel qu’on le voyait dans son cabinet de travail. C’était lui, c’était bien lui, avec son œil fixe et lucide qui regardait au fond, tout au fond des gens, parce que, disait-il, c’est fond que les gens sont le plus drôles ou le plus tristes – avec son front haut et large, sa figure tourmentée, sa bouche railleuse – qui savait se taire et qui ne parlait que lorsqu’elle avait quelque chose à dire. On le devinait, dès l’abord, très timide et très orgueilleux. Il n’ignorait pas que ce n’est guère que par l’orgueil que l’on échappe aux pièges de la vanité. Il était attentif à toutes choses. Il s’intéressait à tous les spectacles que donne la vie, et c’est dans les plus humbles qu’il trouvait les meilleures raisons de s’émouvoir. A ceux qui le connaissaient mal, il paraissait féroce. Il se plaisait à accréditer cette réputation. Toute sa vie il s’efforça de cacher son cœur derrière son esprit. Il ne le put pas toujours. Il y en avait quelquefois un petit bout qui passait. Certes, il ne se gênait point pour prononcer de dures paroles, mais que ne s’était-il pas dit à lui-même ! Il n’admirait ce qu’il avait écrit que lorsqu’il était forcé de le faire. Il estimait qu’il n’avait pas le droit, lorsqu’une phrase était-elle, de ne pas l’aimer sous prétexte qu’elle était de lui : alors, il l’aimait comme un saint aime sa prière. Il ne consentit jamais à un effet facile, à une concession. Il connaissait pourtant le prix des honneurs et du succès ; mais il leur préféra l’observance minutieuse de la règle de beauté qu’il s’était imposé. Il y avait en lui de l’ascète. Chaque jour, il faisait son examen de conscience littéraire. Il ne se pardonnait pas une faute, même vénielle. Pourtant, à un certain frémissement, lorsqu’on parlait devant lui d’une célébrité un peu trop facilement acquise, on devinait que cet ascète avait eu des tentations, et qu’il en avait triomphé non sans lutte. Il était juste qu’il en fût récompensé, et Jules Renard est aujourd’hui au paradis des phrases claires et des mots exacts – un paradis qui n’est pas encombré. Jules Renard, à la scène comme dans ses livres, ne cessa d’affirmer avec violence et maîtrise son amour ombrageux et passionné de la littérature. Il semble qu’il ait chargé, un jour, Eloi, le héros de L’Ecornifleur, de faire sa profession de foi : « Oui, homme de lettres, pas autre chose, je le serai jusqu’à ma mort et puissé-je mourir de littérature ! Et si, par hasard, je suis éternel, je ferai, durant l’éternité, de la littérature. Eloi peut lire, sans froncer une seule fois le sourcil, le théâtre tout entier de Jules Renard – ces cinq petites pièces qui suffisent à constituer une œuvre d’une importance considérable : Le Plaisir de rompre, le Pain de ménage, Monsieur Vernet, La Bigote, et enfin Poil de Carotte, un chef-d’œuvre qui est éternel – puisqu’il durera tant qu’il y aura des enfants qui souffriront de ne pas être aimés autant qu’ils voudraient l’être. Dans ces diverses comédies, Jules Renard sut rester un analyste aigu et clairvoyant de la vie. Il exprima en même temps tout ce qu’elle peut dégager d’émotion profonde et de vérité pittoresque. Il créa à la fois, et avec des moyens d’une prodigieuse simplicité, des caractères et des atmosphères. Il n’accueillit jamais une action touchante ou plaisante si elle était extérieure. Tout conflit qui ne jaillit point du fond même des caractères et des tempéraments lui semblait arbitraire. Nul observateur ne fut plus attentif, plus scrupuleux. Mais ce qu’il observe, Jules Renard le sent, et ce qu’il sent, il l’exprime avec un don poétique singulier et qui parvient à réconcilier ces deux vieilles ennemies : l’imagination et l’exactitude. Voilà pourquoi l’œuvre de Jules Renard est définitivement originale. Son cas est à peu près unique dans l’histoire des lettres. Jules Renard est, sans doute, le seul poète dramatique réaliste qui ait existé dans la longue tradition du théâtre français. Originale, son œuvre l’est encore pour d’autres raisons que je voudrais essayer d’indiquer. Le théâtre aime volontiers les grandes passions, la fortune, les personnages importants, le luxe, l’éclat, le plaisir, le bonheur… Jules Renard a dédaigné toutes ces belles choses : il les a laissées aux autres ; il a été plus modeste et plus orgueilleux, il s’est réservé les personnages auxquels on ne songeait point et dont on ne voulait pas ; il les a recueillis et aimés comme des orphelins. Il les a menés tout doucement devant le public, après leur avoir appris des mots si pénétrants et si justes qu’ils nous ont émus plus profondément que les héros les plus superbes. Jules Renard a méprisé les grandes victoires et les grands désastres de l’amour. Il leur a préféré les désirs qui s’ébauchent et qui n’aboutissent pas, les tendresses qui osent à peine se formuler, les souvenirs qui ont peur de paraître émus, les regrets qui redoutent de se laisser deviner, les chagrins qui ne s’avouent pas et les peines qui se cachent. Il n’a pas permis à ses personnages d’aller dans le monde. Il les a voulus sans grâce et sans panache. Il leur a défendu de se trop bien connaître et de beaucoup parler, pour qu’ils n’aient point la tentation de se raconter eux-mêmes. Il les a préférés insensibles en apparence. Il leur a prêté des petits ridicules, des mots méchants, des accès d’humeur. Il nous a fait sourire de l’admiration ingénue de M. et Mme Vernet pour les poètes ; de la mine maussade de M. Lepic, des petits traits d’orgueil de Poil de Carotte. Mais en même temps, et c’est là le miracle de son art, il a su mettre une émotion vivante et profonde sur ces visages ingrats, révéler les délicatesses secrètes, les tendresses inconnues, les douleurs obscures de ces êtres humbles et médiocres, mais pourtant fiers, incapables de se trop abandonner, de se confier au premier venu. Non, ils ne disent que ce qu’ils veulent bien dire. Si on ne devine pas le reste, tant pis, cela n’a aucune importance. Ils n’ont besoin de personne. Ils se passeront de confidents, et ils se garderont bien de laisser couler leurs larmes devant des gens qu’après tout ils ne connaissent pas. Et voilà, Messieurs, ce qu’il y a de très beau dans tous ces personnages que nous aimons et que nous haïssons comme des personnages que nous aimons et que nous haïssons comme des personnes, c’est le mal qu’ils se donnent pour ne pas pleurer. Me voici amené, Mesdames et Messieurs, à louer cet autre mérite supérieur du théâtre de Jules Renard : son respect de la vérité. L’auteur du Pain de ménage ne cède jamais à ses personnages. Lorsque ceux-ci lui ont dit, et soyez assurés qu’ils n’ont pas manqué de le faire : « Laissez-nous dire ceci, laissez-nous dire cela. Vous verrez, vous n’aurez pas à le regretter. Ce sera touchant ou risible », Jules Renard leur a invariablement répondu : « Non, c’est impossible, je regrette, mais c’est tout à fait impossible ». Il lui fallut, pour conserver cette rigueur, un singulier courage. Vous vous doutez bien, en effet, que le héros du Plaisir de rompre a certainement demandé à son auteur la permission de présenter sa fiancée à sa maîtresse, qui lui aurait donné les conseils les plus amusants du monde, et vous êtes certains que M. Lepic aurait été bien content qu’on l’autorisât à laisser éclater toute sa juste fureur et à faire une scène terrible et magnifique à Mme Lepic. Mais Jules Renard fut intraitable et il a obligé ses personnages à rester dans leur vérité, une vérité moyenne, quotidienne, la seule qui soit assez belle pour demeurer toute nue. Nous avons peut-être perdu, grâce à cette forte intransigeance, des soirées fort brillantes. Mais nous leur devons une œuvre forte, solide et durable, que la Société des Auteurs dramatiques vous remercie et vous félicite de glorifier aujourd’hui. Ce monument, il était bien, il était juste qu’il fût élevé ici, dans ce pays que Jules Renard savait si bien aimer et où toute son œuvre semble comme chez elle. Ce sont les buissons de cette campagne que Poil de Carotte s’amusait à battre pour en faire sortir les lièvres ; c’est dans cette église que venait prier la Bigote ; c’est par cette rue que M. Lepic rentrait chez lui, le soir, silencieusement, son fusil sur l’épaule. J’imagine volontiers les sentiments qu’éprouverait Jules Renard, s’il pouvait revenir parmi nous et assister à cette fête… Il me semble le voir, de loin, il aperçoit beaucoup de monde rassemblé, et il s’arrête, car il est timide, il aime la solitude. Il a bien envie de rebrousser chemin et de s’enfuir dans les champs, vers cette famille d’arbres qui sont sa vraie famille ; mais la curiosité s’empare de lui… Que peut-il donc se passer de si important dans son petit village ? … Il s’approche, encore hésitant, et, tout d’un coup, sa mine se renfrogne. Il a reconnu une cérémonie officielle et il hausse un peu les épaules. Mais il ne peut plus reculer : il est maintenant tout près, il lève les yeux et il se reconnaît dans cette image de bronze. Alors, soudain, il est très content, il ne songe pas à cacher sa joie, il rit naïvement, comme un homme très heureux, et il murmure tout bas : « C’est bien, c’est tout à fait bien ». Puis son regard s’abaisse, et il voit, au pied du monument, son cher petit Poil de Carotte, avec ses cheveux revêches, sa blouse noire, son air souffreteux, ses yeux tendres et craintifs, et pourtant orgueilleux. Alors Jules Renard cesse de rire, sa figure se crispe un peu, il écarte doucement la foule, et il s’en va sans rien dire pour que l’on ne s’aperçoive pas que, peut-être, il va pleurer. »

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