ROSNY

Publié le par LAURENCE NOYER

La Tribune, 14 octobre 1913: Inauguration du monument. Discours de M. J. Rosny. « En l’absence de son président… la Société des Gens de Lettres m’a fait le redoutable honneur de me choisir pour la représenter auprès de vous… La première fois que je rencontrai Renard – il y a bien longtemps, hélas ! – je me dis : « Voilà un homme qui ne ressemble à personne ! » Quand on me le présenta comme l’auteur de Poil de Carotte, j’ajoutai in petto : « son talent aussi ne ressemble guère à celui des autres ». Il est certain que Jules Renard, tant au moral qu’au physique, était de ces êtres difficiles à classer et qui, par là-même, sont fatalement jugés de travers pendant la première partie au moins de leur existence – et parfois jusqu’à leur mort. Je m’explique fort bien que son enfance n’ait pas été heureuse : il détonnait, je pense, même dans sa famille. Ce n’est pas un grand mal quand la famille est tendre, mais c’est une pénible épreuve lorsqu’elle renferme des éléments un peu rudes. Si Jules Renard a été un méconnu avant de paraître parmi les hommes de lettres, il serait tout à fait injuste de prétendre qu’il n’a pas reçu de ceux-ci un accueil favorable. Cet accueil ne fut pas universel, bien entendu – mais quel accueil l’est dans un milieu aussi incohérent, aussi divers, aussi flottant que le nôtre ? La vérité est qu’il se trouva tout de suite une élite pour accueillir le jeune écrivain et pour prôner son mérite. Comme ce n’était qu’une élite, Jules Renard ne fut aucunement en passe de faire fortune, même s’il avait eu pour cela les qualités nécessaires – qu’il n’avait à aucun degré. Poil de Carotte lui fit une réputation aussi solide que restreinte, et dont il était enclin à se contenter, pourvu que les nécessités de la vie ne fussent pas trop rigoureuses. Cette réputation ne cessa de se répandre, mais ne devint jamais considérable. Cependant, Renard connut quelques succès de librairie et quelques succès de théâtre. S’il avait été un écrivain plus abondant, il est probable qu’il aurait fini par tirer de son travail assez de profit pour vivre confortablement, quoique sans luxe. Mais il n’était pas un écrivain abondant, tant parce qu’il n’était pas dans sa nature de l’être, que parce qu’il avait sur son art des idées hautaines. Très scrupuleux, il reprenait dix et vingt fois son ouvrage, avant de le livrer au public. Ce n’était pas seulement un observateur sagace et pénétrant, c’était aussi un observateur rare – j’entends par là qu’il triait soigneusement ses observations et n’en utilisait qu’une partie. Il avait jusqu’au plus haut degré l’art de la simplification, qui réduit un travail de cent lignes à cinquante, puis à vingt-cinq lignes, parfois à dix, ce qui restreint terriblement les bénéfices qu’un écrivain peut tirer de ses œuvres. Sur la nature intrinsèque de son talent, tout a été dit ; mais il n’est pas inutile de résumer ce qui le caractérise. C’est d’abord un dosage unique de réalité et de fantaisie, celle-ci étant toujours empruntée à celle-là : les fantaisies les plus outrées de Renard sont inévitablement à base d’observation. C’est ensuite une égale entente de l’observation extérieure et de l’observation intime : Poil de Carotte est aussi bien dépeint que les personnages qui l’entourent. Chose singulière et rare, les deux genres d’observation sont objectifs : Jules Renard ne fait nulle part de l’introspection abstraite ou de la psychologie à la manière de Marivaux ou de Stendhal. Il raconte la vie intérieure en la transformant en vie extérieure, en vie visible, si j’ose ainsi dire. L’esprit et l’humour de notre écrivain montrent les mêmes caractéristiques ; ils se distinguent en outre par une espèce de sang-froid sui generis qui est difficilement comparable au anglo-saxons. C’est une manière unique, inanalysable, très française et très personnelle, à petites touches, à traits clairs et précis, qui fait sourire et presque jamais rire, qui n’est pas toujours exempte d’amertume. Il est arrivé une ou deux fois à Jules Renard de faire de la satire, j’entends par là une critique qui comporte la réprobation ou du moins le blâme, mais en général aucune leçon ne nous est proposée, aucun appel direct n’est fait à notre sensibilité. Le créateur de l’Ecornifleur, de Poil de Carotte, des Coquecigrues nous offre directement son expérience ou sa fantaisie ; il ne se propose guère de nous attendrir et moins encore de nous améliorer. Peut-être cependant espère-t-il que nous tirerons une leçon indirecte de son œuvre, car cet écrivain si objectif, et d’un si étonnant empire sur soi-même, n’est pas du tout un sceptique – c’est plutôt une manière de croyant. Il a le goût de l’humanité, il la veut plus heureuse et meilleure, il a confiance dans la marche des idées généreuses, il s’élève contre le cléricalisme – et les partis réactionnaires lui sont en abomination. Mais son sens de l’art, presque toujours, lui défend de mêler ses idées et son œuvre ; il est un réaliste qui estime que la peinture de la réalité vaut par elle-même, que la beauté littéraire existe au-dessus et en dehors des idées philosophiques ou des doctrines sociales. Et quand il lui arrive d’écrire selon ses convictions, il nous fait l’effet de contrevenir à sa vocation, tellement il nous a accoutumés à la peinture directe des choses. J’ai souvent essayé de me définir en quoi consiste l’originalité de Jules Renard, j’entends l’originalité profonde, comparable à la structure d’un homme. Lorsqu’on essaie de séparer les éléments qui la composent, on s’aperçoit bientôt qu’on est tout simplement en train de la détruire. Cette originalité est tantôt dans un rapprochement imprévu d’images ou de sensations, tantôt dans un choix délicat et sûr des faits, tantôt dans une soudaine particularité de style, mais elle résulte surtout d’un ensemble de qualités si parfaitement fondues qu’on en trahit la beauté en la définissant. Cependant, comme chez tous les écrivains essentiellement observateurs, je crois bien qu’elle est dans la nature et la nuance de la vision. On croit communément que les écrivains observateurs ont reçu le don de tout voir, de tout percevoir autour d’eux, mais c’est là une opinion ingénue. Très souvent, l’écrivain observateur est un homme distrait, qui discerne beaucoup moins de choses que tel écrivain idéaliste ou romanesque ; il arrive même que l’écrivain observateur est pratiquement un observateur médiocre, qui soit faux et s’abuse sur le caractère des êtres. Nous avons tous connu des romanciers remarquables par le réalisme précis de leurs œuvres, et qui connaissaient moins bien leur entourage et leurs amis que tel individu quelconque ou telle femme malicieuse. Balzac avait de la réalité une idée plutôt saugrenue, ainsi que le montrent ses actes. Flaubert était un solitaire, et ceux qui l’ont connu ne lui accordent aucune faculté particulière d’observation. Bien entendu, il arrive qu’un écrivain réaliste soit un observateur remarquable dans la vie courante, mais j’estime que c’est plutôt exceptionnel. En quoi consiste donc l’observation littéraire ? Est-elle différente par nature de l’observation quotidienne ? En aucune manière. Mais elle plus dense et plus aiguë. Pour avoir une valeur d’art, l’observation doit être ou une découverte, ou une combinaison neuve, ou encore résulter d’une analyse plus profonde. Les observations de Jules Renard sont parfois des découvertes, elles sont souvent des combinaisons inédites, elles révèlent une analyse autonome. Et cela se voit d’autant mieux qu’il ne veut pas de grandiloquence, qu’il dédaigne la rhétorique. Qu’il ne va presque jamais jusqu’à la synthèse et préfère de beaucoup le particulier au général, le trait individuel au trait social. A mesure qu’il avance en âge, son goût pour les détails semble s’accroitre, en même temps que la précision du style. Dans Ragotte, il atteint à la perfection de cet art concis, où la fantaisie n’apparaît plus que par éclairs, où la vie est prise sur le fait avec une maitrise saisissante. Jamais les touches n’ont été moins appuyées et jamais non plus elles n’ont été plus sûres. C’est plein de notations exquises ; on rencontre à chaque page, ces coups de sonde qui nous font soudain pénétrer au plus profond de l’âme humaine. On peut dire du livre tout entier ce que l’auteur dit, aux premières lignes : « Elle est si naturelle que, d’abord, elle a l’air un peu simple. Il faut longtemps la regarder pour la voir. » Oui, il faut longtemps regarder pour bien voir Ragotte, et plus longtemps pour bien voir Jules Renard. Cet écrivain admirable a dédaigné tous les stratagèmes qui mettent une œuvre en valeur. Chez lui, tout est sobre, continu, presque secret. Par moments, on dirait qu’il tient à dissimuler la beauté de son travail, afin que cette beauté ne soit découverte que par ceux qui sont dignes de la voir et de la comprendre. Aucun de ses glorieux émules n’a eu un plus grand respect de son art, de plus nobles scrupules, une plus sincère volonté de ne rien obtenir par la surprise, par la ruse, par l’éclat. L’honnêteté profonde, la loyauté généreuse qu’il avait dans la vie, il l’avait plus encore dans son travail parce qu’il considérait évidemment ce travail comme l’acte supérieur de cette vie. Comme tout arrive, le merveilleux artiste reçut, vaille que vaille, la récompense de son effort : il fut aimé ardemment, passionnément, par une élite, il sentit autour de lui des admirateurs sincères et sans réserve, il vit sa réputation grandir sans arrêt, si bien qu’à la fin de sa vie, hélas ! trop brève, cette réputation était devenue de la gloire. Cette gloire continue de s’accroître, depuis qu’il nous a été si cruellement enlevé ; elle croîtra encore. Le nom de Jules Renard ne périra point ; il deviendra, il est déjà classique ; l’œuvre sera lue par nos petits-fils aussi avidement que par nous-mêmes ; elle gardera une fraîcheur que perdent d’année en année tant d’œuvres actuellement fameuses dont les éditions nombreuses font gémir les presses des imprimeurs. Pourquoi faut-il que ce délicieux écrivain ait été si tôt privé de la douceur de vivre ! Il allait être heureux. Il l’était. N’avait-il pas reçu le plus beau don que puisse recevoir une créature éphémère, l’amour et le dévouement d’une compagne incomparable qui lui facilitait toutes les démarches, allégeait tous les travaux, aplanissait tous les obstacles, et dans le jugement de laquelle il avait, justement, une confiance sans bornes ? »

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