GUICHES

Publié le par LAURENCE NOYER

Gustave Guiches : Le Gil Blas « Le Banquet »« Jules Renard, lui, arrive à la minute précise du rendez-vous qui lui a été fixé, en s'excusant: "Je vous demande pardon, mais j'ai gardé, de ma province, le ridicule d'être exact." C'est Poil-de-Carotte lui-même, grandi en dépit des rebuffades, devenu un robuste gars qui ne craint plus personne mais qui, pourtant, se souvient et en qui l'on revoit le petit garçon faisant le geste du coude pour parer la calotte. C'est un intégral rouquin doré sur toutes tranches, roux de cheveux, roux de barbe courte et retroussée, au menton, en pointe de sabot. Il a un visage bousculé, un front qui avance, des yeux qui reculent, méfiants et railleurs, la bouche d'un qui pince avec sourire et la mâchoire inférieure, révoltée, qui se cabre. On l'a sevré au jus de citron, ou bien, quand il tétait, une goutte de fiel est tombée dans son lait. La bouche s'en souvient. Encore, dans la barbe, elle en rit jaune et fait pouah. Est-ce un mécontent? Un jaloux? Un envieux? Surtout un sensitif. Une sensibilité sauvage l'a littéralement écorché, faisant, de son épiderme, une muqueuse à vif. Elle rougit, jaunit, tremblote, se crispe. Pourquoi? Un confrère, croit-il, l'a regardé de travers. Il a reçu dans la sienne, une main molle qu'il juge méprisante, ou un imbécile lui a fait un compliment maladroit. Dans son village, il est le parisien. À Paris, il est le villageois. Il n'est pas paysan. Il est municipal. Il a des vanités de fête patronale, des ambitions locales, et des étonnements naïfs, presque superstitieux. Il ne se cache pas de vouloir être maire, se déclare beau danseur au point de pouvoir valser dans le rond d'une assiette, et, à déjeuner chez Guitry, ayant évalué à cinq francs la boîte de havanes qu'on lui présente, et Capus ayant relevé: "Cinq francs, pièce!", il regarde, avec stupeur le cigare choisi, et, tout à coup, le couche à côté des autres, comme si ce cigare de cent sous lui brûlait les doigts; Renard n'aime pas qu'on le blague. "Je voudrais, déclare-t-il, serrer à ce point ma phrase que le papier se recroquevillât sous ma plume". Comme à cette déclaration d'amour pour le laconisme, je réponds: "On vous appellera le "père laconique!" il riposte, avec un sourire prometteur: "Je vous revaudrai ça!" Mais s'il n'aime pas qu'on le blague, il n'en blague pas moins, à l'occasion, même férocement, et au jeune fils d'un écrivain connu pour sa méchanceté, tandis que ce garçon lui montre, avec fierté, un fort paquet, en lui disant: "Je vais jeter à la boîte, la correspondance de mon père", il lui demande: "Ses lettres anonymes? [...]"Il est chasseur. Il chasse le perdreau et le lièvre. Mais, surtout, il est chasseur d'images. L'image! Voilà son vrai gibier, le seul qui le passionne. Un poète à qui il se plaignait de ne pouvoir dépeindre, en deux mots, le gigotement de la sauterelle pincée au bout des doigts et se mutilant par le saut qui la rend libre, lui ayant suggéré: "Une cuisse", il fut si frappé de l'image qu'ayant invité à déjeuner son inspirateur, il lui dit en le servant: "Cuisse pour cuisse, acceptez celle-ci." C'était, accompagnant l'aile, la cuisse d'un perdreau. Son talent est un cristal tombé sur un labour, et qui reflète la campagne, le village, les petites gens. Si on y regarde de près, attentivement, on y découvre des passions grises, des réjouissances mornes, des souffrances farouches, des cœurs qui battent comme des pendules marquant les heures du réveil, de la soupe, du travail, de l'amour, du sommeil et de la mort. Et tant de force comique et poignante s'en dégage qu'on se sent identifié, soi-même, à ces existences de cloportes, se traînant de la cheminée à la table et de la table au lit, à travers les odeurs des fruits qui moisissent, de l'humidité qui suinte et de l'ennui qui pourrit. Il a déjà, écrit au moins un livre impérissable et il est de ceux à qui une seule page suffirait pour devenir, à tout jamais, glorieux. »

Publié dans portrait

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