Jacques Patin : Le Figaro, supplément littéraire, 17 octobre 1925 « Le carnet du bouquiniste »

Publié le par LAURENCE NOYER

Jacques Patin : Le Figaro, supplément littéraire, 17 octobre 1925 « Le carnet du bouquiniste » Jules Renard, qui ne croyait point que dix ans s'écouleraient après la mort des Goncourt sans que fût publié leur fameux Journal, serait sans doute bien étonné s'il voyait aujourd'hui paraître le sien alors que l'autre continue de garder jalousement ses redoutables secrets. Le fier écrivain, le pur artiste que fut l'auteur de Poil de Carotte serait peut-être encore plus surpris d'apprendre que des notes qu'il ne destinait point à la postérité sont accueillies comme un véritable événement littéraire. Et, cependant, rien n'est plus justifié que la curiosité du publie lettré pour ce Journal, dont l'éditeur, François Bernouard. nous offre, présenté avec un goût impeccable, le premier volume. Il ne fera point scandale, la vie intime des personnages qu'il a rencontrés; leurs" travers, leurs tares et leurs vices intéressent moins Jules Renard que le tour de leur esprit, leur caractère ou leur talent. Mais cette hauteur de vue, ce mépris des petits côtés de la vie, de ses laideurs et.de ses vilenies, ajoute encore à la valeur et à la beauté de ces pages. Jules Renard écrit pour lui, et il n'a guère qu'un souci son art. Son oeuvre littéraire le préoccupe constamment, l'absorbe et le passionne, Et .c'est "pourquoi, en même temps qu'il note au jour le jour ses remarques 
personnelles, ses réflexions, ses pensées, il ne manque pas à inscrire les mots qu'il 
entend, les anecdotes qu'on lui conte. Observateur singulièrement perspicace que le 
spectacle de l'existence et des hommes ne laisse jamais indifférent, il reste invariablement écrivain et artiste, et s'il regarde les visages et les gestes, c'est qu'à travers ces apparences il cherche des âmes. Ce noble idéal ne l'a pas empêché d'ailleurs de juger avec une rude franchise ses contemporains froid, distant, volontiers sur la défensive, il les traite sans ménagement et ne leur épargne ni les traits de son ironie, ni ses coups de griffe. Il les dépeint à nu, au dépouillé, tels qu'ils lui apparaissent sous 'le masque qu'il leur arrache, tels qu'il les devine derrière les attitudes où ils s'abritent. Il les débusque et l'on sent qu'il prend 
un malin plaisir à les croquer sur le vif. De là mille portraits dessinés d'un crayon nerveux et rapide, mille silhouettes gravées d'un trait incisif. Aucune personnalité littéraire de l'époque n'échappe au regard attentif et du malicieux Jules Renard qui aussitôt l'examine, l'interroge, la dissèque, non sans l'avoir, auparavant,  épinglée avec une cruauté d'entomologiste 
dans telle vitrine de sa collection. Voici Henri Heine qui le déçoit, Michelet et Huysmans qu'il n'aime pas, Henry Maret qui le fait sourire, Taine; qu’il admire, sans réserves. Puis voici, au hasard de ses relations,des présentations, des visites, des dîners, tous les autres Banville, Mérimée. Ernest Raynaud,  Alphonse Allais, Tristan Bernard, Marcel Schwob surtout à 
qui le liait une amitié fraternelle et une profonde communauté d'aspirations et de goûts tant d'autres enfin qui défilent dans ces pages, qui s'y agitent, s'y débattent, qui les animent e leurs conversations, de leurs discussions, qui les égayent de leurs propos improvisés, de leurs saillies, de leurs boutades, de leurs anecdotes et qui y demeurent fixés avec une telle couleur, un tel relief que leur image restera inoubliable. Au milieu de cette galerie qu'il enrichissait tous les jours, Jules Renard ne laissait pas de travailler à son ceuvre, de méditer. La vue de la mer, de la campagne, la fréquentation des paysans, lui inspiraient, 
comme celle des femmes et des gens de lettres, des remarques et des réflexions aux- 
quelles il savait donner un tour inimitable et qu'il rassemblait en vue de ses projets 
littéraires. Ces notes, admirables par l’originalité de la pensée et le raccourci de la forme, Jules Renard les a jetées à profusion dans son' Journal, et elles  y brillent 
comme des pierreries. On en pourrait détacher plusieurs centaines de ce volume, et 
l'on aurait plaisir à les citer  toutes » 

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