Maurice Mignon : Le Journal du Centre, 3 novembre 1960: Jules Renard vu de l’étranger :

Publié le par LAURENCE NOYER

« L’étranger, a-t-on dit justement, est une sorte de postérité, qui apprécie les hommes et les œuvres avec un recul et une impartialité inconnus de nous, surtout lorsqu’il s’agit des contemporains. C’est le cas pour le Journal de Jules Renard, que vient de publier la collection de la Pléiade, avec d’excellentes notes et de nombreux index de Léon Guichard et Gilbert Sigaux. La Stampa lui consacre un long article sous la signature de Carlo Bo, un des meilleurs critiques de l’Italie. La preuve de la supériorité de l’étranger à cet égard, s’il le fallait, serait faite par la violente contre-expertise, sur laquelle nous reviendrons, parue, sous la plume de Robert Kanters, dans l’Express du 20 octobre, sous ce titre assez significatif : un gros livre odieux, dont la lecture se révèle douloureuse et passionnante. C’est un peu le titre de l’étude italienne : « Una lettura deprimente ». On sort de cette lecture, monstrueux pensum d’inutile précision, déprimé et accablé. Ce Journal pourra devenir l’expression parfaite de la France, mais il n’aura jamais plus de valeur, parce qu’il n’aide ni à connaître, ni à interpréter la vie. L’essayiste de la Péninsule reprend ici le principal reproche de Jean-Paul Sartre, dans son éreintement du Journal, celui d’une réserve qui va jusqu’à l’absence, d’une étroitesse qui va jusqu’au ligotement : « Renard a toujours appuyé en littérature sur la pédale du pianissimo, victime qu’il était d’une certaine limite. La limite est certes chose précieuse, à condition de ne pas devenir un instrument de réduction, et de ne point paralyser une recherche plus vaste et plus libre de la réalité : chez lui cette hantise était si puissante qu’elle le poussait à une sorte d’autocritique, qui faisait toujours de sa réalité une réalité tronquée, mutilée ; la peur de s’abandonner à un jeu plus large de l’intelligence le retenait, et il préférait souvent s’en tirer par un mot d’esprit, par une boutade ; cette impitoyable cruauté envers lui-même lui donnait une manière de force ». L’observation est juste, et l’on s’étonne avec M. Carlo Bo que Jules Renard ait pu vouer une admiration sans bornes, comme le poète des « Odes barbares » Josué Carducci, à Victor Hugo, qu’il considérait comme un dieu capable de donner à tout ce qu’il touchait une auréole d’immortalité ; toutes ses gouttes de vitriol, comme me l’écrivait André François-Poncet, pouvaient bien s’attaquer à la mort, elles respectaient Hugo : il devait donc y avoir en lui un arrêt initial, une sorte d’inhibition, qui le portait mécaniquement à s’opposer aux élans de sa vraie nature, à contredire ce qu’il éprouvait et ne voulait ou ne pouvait pas exprimer. Carlo Bo y découvre l’hérédité de Poil de Carotte, qui a toujours senti sur sa tête la main menaçante de Mme Lepic ; ainsi n’a-t-il jamais connu les joies de l’abandon, de la tendresse, de la confiance : ‘’ sa morale est le refus’’. Il y avait en lui, tout au fond de lui, un homme bien différent, qui croyait à la vie, à la poésie, à la beauté, en somme le contraire de celui qui se manifeste avec tant de cruelle précision dans les mille pages de son journal. Nous pouvons nous associer pleinement, nous qui le connaissons davantage, et qui venons de chercher, une fois de plus, ses racines dans ce village nivernais où il s’était formé à l’école d’une vie sévère et d’une nature consolante, à la conclusion de l’écrivain italien, qui fait preuve ici d’une rare perspicacité : ‘’si nous n’admettons pas chez Jules Renard cette présence invisible, nous n’arriverons jamais à donner à son livre toute sa dignité, et nous en resterons au jugement de ceux qui veulent faire de lui le petit peintre de la médiocrité, de la vie comprise comme le temple du banal et du mesquin. Sous l’épopée grise de la vulgarité, il y a l’histoire d’un cœur humilié, d’une victime et c’est cette histoire qui mérite d’être lue. »

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