Jean Paulhan : « Jules Renard » 1968

Publié le par LAURENCE NOYER

« Il faut le lire à petits coups, comme La Bruyère ou Joubert. Il faut même, si je puis dire, le relire avant de le lire : comme un poème, comme un recueil de pensées. Car chaque page a son début ; elle a aussi sa fin qui n’est pas loin du début. Il nous vient, de sa retenue même, un plaisir salubre et frais : une sorte d’enchantement, qui passe la littérature et pourrait nous venir aussi bien d’une statuette, d’un tableau, d’une sonate. Il est étrange que la littérature, qui paraît si bien faite pour nous tromper, du moins ne nous trompe jamais longtemps. Il est étrange que nous y reconnaissions du premier coup , et fût-ce dans la gaucherie ou les scrupules de l’auteur, le mètre et le fil à plomb dont il n’arrête pas de se servir, comme un brave menuisier, comme un maçon de Chitry-les-Mines. C’est étrange, mais enfin telle est sans doute la raison d’être des Lettres. Jules Renard montrait la réserve, et la défiance d’un vieux paysan. Mais peut-être fallait-il songer aussi qu’une vieille langue, pas mal encombrée de clichés, d’images usées, de descriptions en lambeaux avait grand besoin d’un homme défiant qui l’éclairât et la désencombrât. Jules Renard est notre père à tous, qui tentons d’approcher la vérité, et l’ayant une fois trouvée de la dire en français. Il ne faut pas égarer ce fil à plomb’’. Jules Renard est l’un des trois écrivains du XIXème siècle – les deux autres étant Rimbaud et Mallarmé – qui voient un évènement sacré dans la littérature. Précisément dans l’instantané de la littérature : dans ce qui ne se perçoit que par saccades et tient dans une phrase – et quand je dis une phrase : une simple proposition principale sans la moindre subordonnée. Jules Renard ou l’art de l’élémentaire. Jules Renard a exercé sur notre prose la même sorte d’attraction qu’on fait sur nos poètes Rimbaud […] Pourquoi les pièces ? pourquoi ce faux Poil de Carotte qui n’ajoute rien au vrai ? Ce Monsieur Vernet qui affadit, plus qu’il ne le fortifie, l’Ecornifleur ? et les autres, où se déclare un nouveau Renard satisfait, ou peu s’en faut, du monde et des hommes et n’ayant de cesse qu’il n’ait confondu, comme Molière, les ennemis de la famille ? On n’en sait trop rien. On s’en passerait volontiers. »

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