Lucie Clair : Le Matricule des Anges : juin 2008 « L’Ecornifleur »

Publié le par LAURENCE NOYER

Lucie Clair : Le Matricule des Anges : juin 2008 « L’Ecornifleur » «  En épinglant la figure d’un jeune poète flattant le bourgeois, Jules Renard jetait les bases d’un humour décapant les convenances et les poses littéraires. Les relations humaines sont jeux de miroir, et la mise en abyme de ceux qui les portent à bout de bras ne tarde à les emporter dans un maelström où le rire et la tristesse se partagent le cœur des observateurs. Demande d’amour inconditionnel et refus de la différence, jeux d’illusions sans mise en perspective, quête de l’approbation et de l’appartenance – le reflet de la figure de l’impétrant pose aussi la question de ceux dont il tire autorité. Henri est un jeune poète qui s’aime peu. Les autres ont donc vocation à lui permettre, par ses effets de manche discursifs, de trouver les manières qui feraient « comme des projections lumineuses à mes phrases d’élite ». Qui mieux qu’un couple sur le retour d’âge et sans enfant, imbu de sa position sociale et auquel ne manque qu’une fréquentation plus intime du jardin des Muses pourrait s’ajuster au rôle avec bonheur ? M et Mme Vernet s’enchantent de la présence de cet Ecornifleur en leur salon, s’entichent de ses déclamations pourtant « monnaie de cuivre plat » aux yeux lucides de l’orateur, constamment tiraillé entre cynisme : « pouvait-on espérer qu’il sortirait  un bruit si continu d’un garçon aussi maigre ? » et un aveu désarmant de ses faiblesses : « Mais pourquoi m’efforcer de faire de cette scène une évocation risible ? J’étais sincère. » Entre-temps le lecteur rit à gorge déployée de cette ambivalence toute humaine dont Jules Renard pointe les moindres détails, s’offrant quelques échappées du côté d’un Journal  d’un séducteur à la mode normande, pour revenir par les coulisses dans le Théâtre de mœurs cher aux Lumières. Invité à partager les vacances du couple à Talléhou, bord de mer au pittoresque lénifiant, Henri connaît peu d’occasions de dispenser le Michelet, le Richepin, voire le Balzac pris en secours de conversation, « pour le cas où je serai obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer avec un médecin ou un curé et d’admirer la nature ». Dans ce huis clos à peine troublé par l’arrivée d’une jeune nièce, le drame s’installe avec la même prévisibilité que les reparties du couple, et c’est tout le talent de Jules Renard de donner en parallèle le récit d’une déconfiture dont le protagoniste s’échappe en une pirouette (« Mon rêve est un mât de cocagne savonné d’où je glisse, les mains vides »), et les tableaux de cette écorniflerie, qui est, comme le rappelle Richard Millet dans son excellente préface, « l’art de ne rien prouver et de laisser à autrui l’initiative de la preuve sans le bénéfice du doute »Ou comment utiliser le miroir tendu  par l’autre pour remplir le sien d’images flatteuses à moindre frais, non sans brocarder au passage le goût intemporel pour le conformisme, tel celui du bourgeois pour le rustique lorsqu’il est en villégiature, savoureuse anticipation des bourgeois bohêmes d’aujourd’hui, tout autant en peine de meubles en bois brut, lait cru et pain bis. Lorsqu’il mourut à 46 ans, Jules Renard avait connu la plupart des écrivains de sa génération, côtoyé le monde journalistique et politique en tant que rédacteur, ami, ou maire de son village, et cofondé Le Mercure de France. Ce dreyfusard de la première heure, élu à la toute neuve Académie Goncourt grâce au soutien tempétueux d’Octave Mirbeau, et fervent anticlérical, bénéficiait  d’un poste d’observateur privilégié, apte à aiguiser son regard sans concession sur un petit monde gité où rêves de gloire et préjugés se disputaient les esprits. L’Ecornifleur, écrit en 1890 à la suite d’un séjour en bord de mer, ancrait Jules Renard dans cette écriture en verjus qui faisait le bonheur de Tristan Bernard, Sacha Guitry et Marcel Schwob à qui l’on doit sa première édition. « Je me fais une haute idée morale et littéraire de l’humour. L’imagination égare. La sensibilité affadit. L’humour, c’est en somme, la raison. L’homme régularisé. » écrivait Renard peu de temps avant sa mort dans son Journal. Puisqu’on vous dit que c’est raisonnable. »

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